Les cygnes du destin - Partie I

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Et il arrive que l'Histoire nous enlace étroitement pour faire de nous les dépositaires des erreurs des Hommes de jadis.

MM


La main posée sur la poignée de la porte menant à la chambre que j'aurais dû occuper si les choses n'avaient pas si mal tourné, je n'hésitais pas à un seul instant. J'entrai d'un pas décidé, à peine étonnée qu'elle ne soit pas fermée à clé. Surement était-ce là l'œuvre de Lysandre, qui avait certainement pensé que je ressentirais le besoin, à un moment ou à un autre, de revenir me recueillir seule ici. Remerciant le caractère prévenant de mon frère, je laissai errer mes yeux sur la pièce. Hélios gigotait dans tous les sens contre ma poitrine, bien attaché par un foulard en tissus argenté.

            Comme la première fois, mes yeux furent tout de suite attirés par les scènes de vie peintes à l'encre, puis par le reste de la chambre décorée avec soin.

            « Tu trouveras l'origine de tout dans ta propre origine. »

            Mon origine était ici. Du moins, celle que mes parents avaient voulue. Celle qui aurait dû être. Une partie de moi venait de la Tour, et une autre d'ici. Ma mère avait caché le journal d'Amara dans ma chambre d'enfant, parce qu'elle savait que tôt ou tard, tout m'y ramènerait. Et selon ce que Lysandre m'avait dit, personne ne mettait jamais les pieds ici. La légende de la princesse perdue était connue de tous, et pénétrer ici était signe de malédiction, tout comme le destin qui avait frappé l'enfant. Mais je savais qu'il n'y avait aucune malédiction derrière ma « disparition », seulement la haine des hommes de pouvoir.

            -Bon, allons-y Hélios... On a du travail.

            Je fouillais méticuleusement le berceau, mais n'y trouvait rien. J'y plaçai alors Hélios, qui protesta doucement.

            -Maman aura bientôt fini, mon chéri, lui chuchotai-je.

            Maintenant plus libre de mes mouvements, j'inspectais les portes menant à la chambre de mon frère, sur lesquelles étaient gravées des colombes. J'inspectais chaque mur, chaque meuble. Les minutes passèrent, et je commençais à douter de ma déduction. Alors que j'observais attentivement les différents symboles gravés sur une lourde commode blanche et argent composée de nombreux de petits tiroirs, je le trouvais enfin. Plusieurs petites images étaient peintes sur la commode, et je soupçonnais mes parents d'y avoir laissé un sens caché : un oiseau, un arbre, des flammes, une goutte d'eau, un lion, une étoile et enfin... en tout petit, mais bien visible : un cygne. Symbole de la Tour d'Ivoire. J'ouvrais le petit tiroir sur lequel le cygne était gravé. Rien, évidemment. Sans me laisser abattre, je tentais d'arracher le fond du tiroir, mes ongles manucurés souffrir de l'effort, mais j'aurais volontiers accepté de perdre tous mes ongles pour pouvoir attendre mon but. Bientôt, mes efforts payèrent, et je réussis à retirer la planche de bois. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine lorsque j'aperçus le journal en cuir noir. Usé et vieilli, il ne retenait pas l'œil, et pourtant, il contenait la connaissance et le pouvoir.

            Les mains tremblantes, je le saisis, surprise de constater que l'espace dans le tiroir correspondait parfaitement à sa taille.

            -Je l'ai. Hélios, je l'ai.... On a réussi.

            Je caressais le cuir tanné avec ce qui était presque de la vénération. Après toutes ces années, tous ces sacrifices, tous ces morts... Je le tenais enfin dans mes mains. Amara Amjal avait finalement réussi, son carnet était tombé entre les mains de quelqu'un qui voulait détruire la Tour. Des frissons parcourent mon corps lorsque je compris l'ampleur de ma découverte et le poids des responsabilités qui reposaient maintenant sur mes épaules. J'avais déjà du mal à gérer ma nouvelle condition de mère, alors celle d'avoir trouvé un des secrets les plus dangereux du monde...

            Je me relevai et m'approchai du berceau d'Hélios. J'agitai le livre devant ses yeux gris. Il suivait le moindre de mes mouvements du regard. Je lui souris.

            -Hélios, je viens de trouver le secret le plus gardé depuis deux mille ans.

            Devant mon sourire rayonnant, Hélios se mit à gazouiller de plaisir en tendant les mains vers le livre.

            -Pas encore mon fils. Un jour tu le liras, mais d'abord, c'est à moi de comprendre.

            Je l'ouvris à la première page. Le nom d'Amara Amjal y était inscrit, ainsi qu'une citation écrite avec soin en français, du moins le français d'avant

« Lorsque les rêves dépassent la raison et que l'ambition prend le pas sur la bonté, la chute est là, dure et intraitable. »

            Une note avait été ajoutée, à l'encre plus foncée, dans la langue de la Tour :

            Il ne reste plus qu'un pas. Franchis-le. 

            Elle n'avait pas eu besoin de signer, je savais que c'était ma mère biologique qui avait laissé cette inscription.

            Fébrile, je fis défiler les pages, et restais bouche bée.

            Je ne savais pas vraiment à quoi m'attendre, peut-être à enfin connaître la suite de la vie d'Amara, ou bien un schéma de la Tour, ou la raison de sa trahison. Mais je m'attendais à tout sauf à ça. Sur toutes les pages du carnet, on trouvait des idées jetées sur le papier, des croquis, des esquisses incomplètes, des mots, des idées. Je fis défiler les pages et la vérité m'écrasa au fur et à mesure.

            Sur les premières pages, je trouvais des listes de gemmes et de pierres précieuses, avec leurs vertus, leur valeur à l'époque d'avant, leur signification dans d'anciennes cultures, leur couleur et leur composition. Neuf d'entre elles étaient soulignées. L'émeraude, le rubis, l'or, la tourmaline, le diamant, l'argent, le saphir, le jade, la perle. Puis à chaque fois, une couleur leur était associée, respectivement : le vert, le rouge, le doré, le noir, le blanc, l'argenté, le bleu, le jaune et le blanc nacré. Venaient ensuite quelques informations et noms de principes qui m'étaient complètement étrangers pour synthétiser chacune de ses gemmes et pierres précieuses.

            Plus loin étaient inscrits des noms en vracs, mais j'en reconnus certains : Amidror, Aviam, Kiplex... Mon trouble ne fit que s'accroitre lorsque je vis des croquis de châteaux et de palais qui ressemblaient étrangement à ceux d'En Bas. Je vis un dessin d'une salle creuser dans la mer, je vis la forme d'un palais ressemblant à celui d'Émeraude. Je découvris avec stupeur des croquis de symbole, une goutte d'eau, une muraille de château... le symbole des Nations. Aucun doute n'était permis. Amara Amjal avait été non seulement le cerveau qui avait inventé la Tour, mais aussi celui qui avait créé les Palais, les Nations et leur symbole. Amara Amjal avait été à l'origine de deux mondes. Je me souvenais alors d'une conversation avec Seth qui m'avait dit qu'ils ne connaissaient pas l'architecte des Palais, mais que cela devait être le même à chaque fois, puisqu'ils avaient gravé dans la pierre « MS » à chaque fois.

            MS. pour Mark et Simon. Les deux fils jumeaux d'Amara.

            Je découvris encore sur les dernières pages la traduction complète du premier journal d'Amara dans la langue de la Tour. Ma mère avait traduit son contenu en entier. Un immense élan de gratitude m'envahit.  Mais je n'avais toujours pas trouvé l'emplacement du troisième carnet. Je pris alors page par page et regardais le moindre symbole, le moindre mot. Peut-être Amara avait-elle crypté son emplacement. J'avais beau chercher et éplucher le carnet en entier plusieurs fois, je ne trouvais rien. La frustration commença à m'envahir. Avec un soupir, je voulus reprendre le tout depuis le début quand des bruits dans le couloir me firent sursauter. Poussant un juron, je me précipitais vers le berceau, pris délicatement Hélios dans mes bras, qui protesta en poussant un petit cri plaintif, le calai contre ma poitrine et nouais le foulard dans mon dos. Puis je glissais le carnet entre Hélios et moi. Quelques secondes à peine après, quelqu'un s'arrêta devant la porte, hésita puis finit par entrer.

La Tour d'Ivoire - Tome 4Où les histoires vivent. Découvrez maintenant