Le cycle du Früshtà : Genèse des légendes

Interlude : Jack

Jack tremblait. De froid, mais aussi d'angoisse. Une angoisse sourde, qui le tirait par les entrailles. Il portait sa tenue habituelle, enroulée dans un grand manteau, ce qui ne suffisait pas à le protéger du gel.

Son père l'avait convié à la visite du chantier de la flotte en construction, cette flotte qui l'emportera loin du seul lieu où il ne se soit jamais trouvé, pour assassiner l'homme le plus important du continent. Il s'était senti honoré lorsqu'on lui avait expliqué le plan pour la première fois, car il se rendrait enfin utile, mais aussi tout particulièrement parce qu'on lui avait répété que l'idée venait de Leïla. Elle ne le considérait donc plus comme un bon à rien.

Il avait été flatté d'être choisi, mais depuis il avait eu le temps d'émettre des doutes. Comment pourrait-il être certain que le sort qu'il relâcherait tuerait le bon gars ? Il ne savait toujours pas comment diriger sa magie. Et s'il devenait dangereux pour son propre camp ?

Barton avait assuré qu'ils avaient tout prévu. Jack l'avait cru. Jack n'avait aucune raison de remettre la parole du conseiller en cause. Mais maintenant, seul sur la pente de ce volcan qu'il ne rencontrait réellement que pour la première fois, dominant le port en devenir, il se sentait minuscule. Même son père paraissait faible tandis que le vent dévorait son visage, laissant de fines entailles sur ses pommettes saillantes.

L'empereur demeurait stoïque, tandis que son dernier fils se sentait prêt à décoller. Décidément, il lui fallait prendre du poids... Il battait frénétiquement des paupières, tentant de chasser les flocons de neige de ses cils.

Pour le moment, le bâtiment de bois qui devait assurer le succès de leur mission était bloqué par la glace du fjörd. Hans avait déclaré que le départ s'effectuerait lorsque sera venu la saison de la naissance. Jack aura tout juste seize ans.

Il se décida à fermer les yeux, de peur que sa cornée ne gèle définitivement. Il songea à leur peuple qui vivait dans de si petites maisons, exposés en permanence à ce froid si intense. Finalement, pour eux, les éruptions n'étaient sans doute pas tant des malédictions.

Il s'en voulut d'avoir laissé de telles pensées le toucher. Le froid était habituel, tandis que rien ne pouvait freiner le chemin de la lave détruisant tout sur son passage.

Jack n'avait jamais vécu l'éveil des volcans. La dernière explosion magmatique avait eu lieu le jour de la naissance de l'empereur. Quelle façon d'annoncer sa venue au monde ! Cela devait approcher les cinquante ans. Jack n'en était pas sûr. Hans ne mentionnait jamais son âge, et la cour toute entière l'imitait.

Jack poussa un soupir. Il n'était pas habitué à se trouver si près du niveau de la mer. Le palais se trouvait à plus d'un millier de mètres d'altitude, alors qu'il n'était désormais plus qu'à une centaine. Sa tête lui tournait, mais il n'en toucha pas un mot à son entourage. Ce n'était pas le moment de rappeler à son père à quel point il était faible.

Leïla était venue elle aussi, et comme l'empereur elle n'avait aucun mal à se tenir droite tout en admirant le paysage. Jack aurait apprécié qu'ils dévalent le pan de la montagne afin de rejoindre les ouvriers qui auraient sûrement beaucoup de nourriture à leur offrir et de couvertures à leur prêter, mais il n'osa rien réclamer.

Leïla ne l'avait pas insulté une seule fois depuis qu'elle avait annoncé ses projets. Il savait qu'elle demeurerait au palais pendant l'expédition tandis que Hans partirait avec son fils. Il voulait voir de ses propres yeux la mort de celui qui l'avait humilié, et quelqu'un devait rester ici pour diriger le royaume. Leïla avait récemment été nommée régente, sans doute en remerciement de son intelligence. Ce titre semblait avoir adouci son caractère. Elle se contentait désormais de ne pas adresser la parole à son jeune frère.

Brice aussi s'était cantonné dans un mutisme profond à son égard, ce qui allait au garçon. Seule Amanda continuait de lui manquer. Il lui rendait régulièrement visite, mais son entraînement l'occupait chaque jour un peu plus, ce qui rendait leurs retrouvailles de plus en plus difficiles. Elle réussissait parfois à prononcer quelques paroles, toujours concernant Wendy ou lui-même.

Il avait essayé de contacter sa grande-sœur mais ne l'avait aperçu que deux fois depuis son premier séjour à l'hôpital. Sortant d'une chambre, les cheveux emmêlés autour de son visage et vêtue d'une étrange robe, et l'autre sortant de la tour des gardes, alors qu'elle s'apprêtait à recouvrir son visage de sa cape. Chaque fois il avait voulu lui adresser la parole, lui demander de retrouver Amanda, mais chaque fois elle s'était enfuie.

Jack avait perdu espoir en ce qui la concernait. Il avait un jour trouvé la force de demander à Tristan ce qu'il advenait d'elle, pourquoi elle ne prenait plus part aux entraînements et pourquoi elle les évitait ainsi. Il avait marqué une pause de plusieurs secondes avant de déclarer qu'il n'en savait rien. Qu'il fallait demander à père s'il en avait le courage. Jack ne l'avait pas eu. Wendy et Amanda avaient des pouvoirs utiles. Peut-être feraient-elles partie du voyage ? Jack secoua la tête. Cela serait très étonnant.

Il se décida à enfin desserrer les paupières. Ce fut difficile, et il se demanda si ses cils n'avaient pas gelés ensemble. Cela arrivait souvent à ceux qui travaillaient en extérieur. Il se concentra sur la raison de leur visite. Pour l'instant, le bateau ressemblait à une épave, paraissait échoué contre leur berge. Pas la moindre décoration. Seule une proue affichant une sorte de bœuf aux cornes gigantesques venait égayer l'ensemble. Dans le style Nayakas lui avait-on dit. Eh bien, ce peuple ferait mieux de se laisser envahir afin de découvrir le bon goût.

Il essaya de s'imaginer à son bord. Il aurait des exercices de navigation, pour déterminer s'il souffrait du mal de mer. Il ne comprenait pas bien pourquoi. Il était l'élément clef de leur dernier espoir, le plan ne serait pas annulé pour si peu. Mais l'heure n'était pas à la prétention, aussi il acceptait tout ce qu'on lui ordonnait pourvu que son père soit satisfait.

Barton avait également parlé d'un cours d'assassinat. On lui apporterait des prisonniers condamnés à mort, afin qu'il s'entraîne spécifiquement à cet acte. Cela ne devait pas être quelque chose de très important, ses autres frères et sœurs avaient depuis longtemps perdu le compte de leurs victimes.

Pourtant, au fond de lui, cette idée le dérangeait. Sans doute car il effectuerait cet acte complètement inconscient. Comme s'il n'était pas réellement le maître de ses décisions. Il trouvait que les cibles méritaient toujours d'être regardées dans les yeux. Et il aurait aimé assister aux derniers instants de ce Jem. Observer la satisfaction de son père face à celui qui s'était trop longtemps moqué de lui.

Il ne voulait pas devenir un meurtrier sans jamais savoir à quoi la mort ressemblait.