Margot, partie 02

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Alors que Margot filait vers ma salle de bain pour se laver ses mains de mysophobe déjà bien imprégnées de solution hydroalcoolique, j'en profitais pour récupérer sa veste et l'accrocher plus soigneusement à ma penderie, comme tout bon maniaque qui se respecte. Je vous laisse imaginer notre enfance bretonne, pour le plus grand plaisir de nos parents qui, on aimait se le dire de temps en temps, ne devaient pas être bien étrangers à ces comportements.

— Ah, tu as rangé ma veste? Merci, me lança ma sœur alors qu'elle se dirigeait vers le canapé. Pffiou je suis vannée, on peut se poser 5 minutes ?

— Bien sûr, je te serre une bière? De l'eau? T'es pas enceinte? Si?! Non!? je sais pas, pardon!

Margot a rit en retrouvant dans mon attitude gauche le petit frère qu'elle s'amusait à martyriser au temps des jours heureux. Je l'ai peut-être fait un peu exprès pour casser la glace et briser cette bienséance d'adultes qui ne nous ressemblait pas.

— Bon, quoi de neuf? S'enquit-elle de savoir. Boulot? Amours?

— Same old same old, me suis-je contenté de lui répondre alors que je partais vers le frigo pour couper court à la discussion.

Je lui apportait sa bière blonde, dans un verre à bière - Margot ne boit pas à la bouteille - et m'assis sur le fauteuil en face du canapé. Margot prit une gorgée de bière fraîche, sans me quitter des yeux, puis posa la bouteille sur sa cuisse en levant sa main libre.

— Et donc?! Mais raconte roh!

— Ah mais tu veux vraiment savoir?!

— Mais oui, j'suis ta grande sœur quand même, je dois être au courant de ce qui se passe dans ta vie, même si ça doit m'obliger de te tirer les vers du nez vu que t'es aussi ouvert qu'un mur de béton.

Je suis ta grande sœur, qu'elle me dit. C'est une blague? Comment pouvait-elle se poser aussi naturellement au milieu de mon salon et me balancer un truc pareil? Depuis quand elle pouvait se considérer encore comme ma grande sœur?! Je ne savais même plus ce que ça faisait que d'en avoir une! Peut-être pouvait-elle me l'expliquer, parce que ça ne serait pas en consultant nos conversations que j'allais pouvoir m'en rappeler. C'est bien simple, elles étaient inexistantes.

Depuis qu'elle avait déménagé en Allemagne pour ses études et y avait rencontré un autre français avec qui elle avait fait son nid, je la voyais moins souvent que mon médecin. Mais je ne pouvais pas lui dire ça, on ne parle pas comme ça à sa grande sœur.

C'est ça le problème quand on est le petit dernier, tous les membres de ta famille ont un statut sur toi qu'ils s'empressent de te braquer à la figure dès que ça les arrange. Mais si dans certaines familles, cette position d'autorité s'accompagne bien souvent d'une responsabilité - ou une pression familiale - de prendre soin du dernier et de veiller à ce qu'il ne soit pas laissé sur le bord de la route, malheureusement ça n'a pas été le cas dans ma famille. Mes parents n'ont pas eu trop le choix, c'est difficile d'assurer un tel rôle quand on est six pieds sous terre, même si je doute que cette expression fonctionne quand on a eu ses cendres répandues dans la nature. Je me souviens, j'y étais. Mais Margot, en revanche... Disons que devoir faire son deuil alors qu'on entre dans l'âge adulte, ça n'aide pas. Je me demande s'il y a un âge plus adapté pour perdre ses parents. J'imagine que non.

Je ne lui en veux pas, elle a géré sa peine comme elle a pu. Mais après presque dix ans, dix ans à vivre dans un autre pays, à voir ma nièce grandir par flash comme un bloc de diapositives qui défilent à toute vitesse, j'imagine qu'on perd le fil, et que si rien de grave ne se passe de l'autre côté de la frontière, c'est que tout ne va pas si mal en fin de compte. Et pis c'est pas comme si j'étais le genre de petit frère à appeler tous les jours pour savoir comment ça va, ni toutes les semaines pour prendre des nouvelles de la petite... Ou au moins une fois par mois, pour vérifier que tout le monde va bien et ne pas franchir le seuil où le moindre appel devient gênant parce qu'il doit être accompagné d'une justification à la con.

Je suis un con... Merde.

J'ai décapsulé ma bouteille de bière, je me suis éclairci la gorge, et j'ai tâché de me comporter comme un être humain normal. Pour une fois.

— Bah le boulot ça va, ça me fait bouger pas mal, je rencontre de nouvelles personnes, c'est assez cool quoi.

— Arthur a téléchargé votre appli d'ailleurs, il m'a dit que y'a pas beaucoup de restos dispos là où on habite.

— On est principalement implanté en France, il doit juste voir les adresses dispos à la frontière.

— Ah bah oui, ça fait sens...

— N'est-ce pas?

Elle a sourit. De nous deux, Margot a toujours été l'enfant sérieuse, la première née, celle qui porte tous les espoirs. Moi j'étais le sarcastique toujours à la limite de l'insolence à qui on laisse passer beaucoup trop de choses. Avant, j'avais droit à des yeux qui roulent pour avoir fait rire maman. Là j'avais gagné le sourire amusé d'une mère de famille qui apprécie les bonnes piques. Le sourire de maman.

— Quant aux amours, poursuivis-je. Ça va, sans trop rentrer dans les détails. Quelques rencarts, rien de très sérieux, en tout cas pas pour l'instant.

— Bon, C'est bien que tu recommences à fréquenter, j'suis contente pour toi. En plus ça doit pas être les filles biens qui manquent sur Paris, ça doit te changer de chez-nous?

Si elle savait... Enfin non, mieux vaut qu'elle n'en sache jamais rien!

Si les choses n'étaient pas aussi étranges entre Anne et moi je lui en aurais peut-être parlé, mais il me faudrait rentrer dans les détails et je n'en avais ni l'envie, ni l'énergie.

J'aurais pu parler de mes premiers rencarts avec la belle Carole, mais son tempérament de feu et le fait que nos échanges se soient cantonnés à Blaze jusqu'ici ne lui aurait pas plu. Margot fait partie de la dernière génération qui ne comprend pas les relations d'amitié - ou plus - à distance via internet. Je veux dire, elle a rencontré Arthur à l'ancienne, au détour d'une soirée étudiante organisée par sa colloc. Qui fait encore ça? Après, tant mieux pour eux, cette histoire a l'air de tenir la longueur, et pour le peu de fois où j'ai pu échangé avec Arthur, il m'avait l'air d'être un brave type. Un peu trop enclin à sourire et rire pour rien, mais c'était toujours sincère. Un gentil, capable d'assouplir les rigidités de ma sœur. Ils s'étaient bien trouvés.

— Et ton chéri, comment ça va?

— Bien, très très bien même.

— T'es sûre que t'es pas enceinte?

Roulement des yeux. Ma sœur.

— Non, mais j'ai une bonne nouvelle.

— ... Qui eeeeeessst?

— On va se marier ! Me dit-elle avec un grand sourire franc.

— Parce que vous étiez pas déjà mariés?

Roulement des yeux, accompagné d'un soupire.

— Tu peux arrêter?

— Pardon. Et bah trop bien, c'est pour quand?

— Mai 2012.

— Oh bah ça va, j'ai le temps de trouver un costume. Enfin je dis ça mais j'suis peut-être pas invité, si?

— Évidemment, et c'est d'ailleurs pour ça que j'attendais qu'on se voit pour t'en parler, j'aurais quelque chose à te demander.

Oulah, ça a l'air sérieux.

— Voilà, reprit-elle. J'ai commencé à poser sur papier toute la préparation que je dois anticiper, et voir si je peux faire ce que je veux, et qu'est-ce que je dois retirer parce que ça coûtera trop cher... Enfin bon tu m'as compris, je commence à planifier. Et mon gros problème, que je voyais venir depuis des années maintenant... C'est que papa ne sera pas là pour m'amener à l'autel...

Putain...

En entendant ce mot que je n'avais pas prononcé depuis beaucoup trop longtemps, papa, ma gorge s'est automatiquement serrée. Et quand j'ai vu les yeux de Margot commencer à briller, ça a été compliqué de trouver comment garder une contenance.

— Et donc, j'aimerais, si t'es d'accord, que ça soit toi qui m'accompagne à l'Église pour le jour du mariage...

— Évidemment Mar', tu vas y aller avec qui sinon, Tonton? Il est trop vieux et beaucoup moins beau, on peut pas laisser faire ça...

Margot a rit en reniflant pour refréner ses larmes.

— T'es trop con putain... Ça compte beaucoup pour moi, tu sais.

Je n'avais même pas remarqué que des grosses larmes coulaient le long de mes joues. Je n'étais pas forcément triste, ni particulièrement fou de joie. C'était peut-être lié à un sentiment depuis trop longtemps enfoui, verrouillé, oublié. Cette chaleur qui vient du fond du cœur, face à laquelle je ne savais plus comment réagir et qui s'exprimait de manière incontrôlable. L'amour de la famille, qui réchauffe comme un bon plaid, quand on est petit et qu'on sent protégé de tous les dangers, de tous les malheurs.

— Plus sérieusement Mar', baragouinai-je avec une voix vacillante. Je sais que je suis pas le petit frère parfait, et que j'ai pas assuré ces dernières années, à rester dans mon coin.

En voyant mes larmes couler pendant que j'essayais de lui dire que j'étais désolé, Margot commença elle aussi à pleurer à gros bouillons.

— Pour tout ça, continuai-je. Je suis désolé de pas avoir été à la hauteur, et je pense que papa et maman ne doivent pas être très fier de moi là-dessus... Sache que ça sera pour moi un honneur, une fierté, que de t'accompagner à l'autel. Pas juste pour remplacer le père, mais parce qu'aujourd'hui tu es la personne qui compte le plus dans mon cœur, et je ne veux pas te décevoir une journée de plus.

Évidemment il y a eu des larmes, beaucoup; et bien entendu qu'on s'est prit dans les bras aussi fort que possible comme deux nouilles au milieu de mon salon. Mais que voulez-vous, si je ne peux même plus être tendre guimauve avec ma sœur, c'est qu'il n'y a plus d'espoir pour mon petit cœur.

LE JOURNAL DE MAXOù les histoires vivent. Découvrez maintenant