BOURREAU DES COEURS - TOME 2

CHAPITRE 35 - Dan, des années plus tôt

— Ne fais pas ta tête de mule et écoute-moi, pour une fois ! Me sermonne le vieux maroufle ridé pour au moins la cinquième fois depuis que je suis arrivé dans le hangar.

Je ne réponds rien et garde un air volontairement apathique. Je reste planté devant tout ce beau monde, les bras croisés sur la poitrine, une attitude répugnante qui transparaît sans nul doute mon air fermé face à son discours et aux quelques oeillades accusatrices de notre garde rapprochée. De longues minutes s'écoulent, mais je ne pipe toujours pas un seul mot. À quoi bon ? Nous ne serons jamais d'accord. Je ne changerai jamais, au grand jamais. J'ai fait ce que bon me semblait, ce jour-là. Je laisse toujours des victimes collatérales sur mon passage, et ça n'est pas prêt de changer. C'est ma marque de fabrique, ce qui fait que je suis redouté sur tout le territoire, mais aussi dans certaines parties du monde les plus reculées dans lesquelles nous avons réussi à planter notre graine au fil des années. Cette manière intrinsèque de fonctionner, c'est ce qui me maintient en vie.

On a maintes fois tenté de me faire soigner, de m'emmener vers des thérapeutes tous plus pathétiques les uns que les autres mais c'est un fait, j'ai besoin de sang, et de beaucoup plus que mes congénères. Je suis un vampire, et plus encore, j'ai besoin d'entendre les hurlements de mes victimes. J'ai besoin de savoir et de constater que je suis bien supérieur au commun des mortels. Ce vieux débris ne parviendra-t-il jamais à comprendre ça ?

À la vue du jugement et de la colère dans le regard de tous ceux qui m'entourent, mon cœur menace de s'emballer encore une fois et je sais bien que, lorsque je suis mes instincts les plus primaires, je fais des dégâts colossaux et irréparables. Comme celui-ci. Comme ce qui me conduit à ce point de non-retour. Je sais que ça sent la merde à plein nez pour moi. Cela dit, je reste de marbre en affichant toujours un regard profond et angoissant, celui-là même qui a participé à ma terrible réputation, au cours des années.

— Tu vas faire ce que je te dis. Tu n'as pas d'autre choix, continue le vieil homme en costume.

Mon oncle.

Celui qui m'a élevé après le meurtre tellement inopiné de mes parents et qui était bien sûr au courant de tous mes travers. Celui qui connaissait mes penchants et qui a fait des pieds et des mains pour faire de moi une machine de guerre, celui qui m'a retiré le peu d'humanité qui nichait encore au fond de mon esprit lorsque j'étais tout jeune. Malgré tout, il est l'homme fort et inatteignable qui prend soin de moi depuis tant d'années, qui m'a vu grandir et devenir encore plus fort et puissant que tout ce qu'il aurait imaginé. J'ai dépassé mon mentor, et il ne l'a jamais accepté. Cet oncle, ce sang de mon sang, se tient maintenant devant moi avec un regard de haine face à ce que j'ai osé faire et qui a mis ma vie, et la sienne, en péril, si ce n'est celle de toute notre lignée. Je ne peux plus supporter cette pression. Elle menace de me faire imploser, de broyer ma cervelle, de fendre mes intestins en plusieurs morceaux de chair.

Putain de merde.

Tout d'un coup, mes yeux se voilent et prennent une lueur destructrice. Celle que je redoutais tellement. J'effectue les quelques pas restants qu'il me manque pour rejoindre un des pans de mur, laissant deux gardes s'écarter sur mon passage. Ils s'écartent toujours, de peur d'y laisser la vie.

— CASSE LES COUILLES !!! Tempête-je alors en frappant violemment contre la surface plane en béton.

Mes phalanges ainsi que le dos de ma main s'enfoncent dans la matière rugueuse et, lorsque je retire mon poignet après une courte pause, je suis en sang. Quelques gouttes de mon hémoglobine gangrenée sillonnent le long de mes doigts, puis tapissent le sol. Je ne ressens plus la douleur, sur le masque de la colère. Je ne suis qu'une boule de nerfs. Plus je vieillis, plus je deviens incontrôlable, comme un cancer à l'intérieur d'un corps qui ne peut plus lui faire barrage.