Le fragment du passé - 30

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— May Torre ?

La voix chaleureuse m'extirpe de la tempête de doutes. Très vite mes sourcils se froncent quand apparaît la silhouette d'une femme sur le perron du théâtre lugubre. Perchée sur des talons hauts, ses jambes dissimulées sous son tailleur pantalon ont l'air de ne jamais finir. Devant la silhouette sinistre de la batisse, elle détonne de son élégance.

Le téléphone encore en main, je mets quelques secondes avant de sortir de mes pensées. D'un geste maîtrisé, je retire mon casque puis descends de la moto.

— Irma Perdosa ? demandé-je les yeux légèrement plissé et la voix mesurée.

— Elle-même.

Le pas lourd, je m'approche et découvre une femme aux cheveux argentés qui trahissent son âge mûr. Son teint halé fait ressortir le sourire écatant qu'elle m'adresse. Hésitante, je lui sers malgré tout la main qu'elle me tend.

Je connais ce visage mais d'où ?

— Ravie de faire votre rencontre Mademoiselle Torre.

— De même. menté-je, le sourire de convenance dessiné sur mes lèvres.

Honnête ou non, cette femme et l'environnement de notre rencontre ne m'inspirent pas confiance. L'étrange nous encercle de ses bras glacés, les frissons parcourent ma colonne vertébrale et aiguisent les signaux d'alarme qui m'interdisent de croire en ce sourire innocent.

— Veuillez excuser cette mise en scène mais je n'aime pas les endroits formels pour rencontrer les artistes, ça ne correspond pas à notre univers. J'aime les voir évoluer dans un endroit étranger et atypique pour susciter leur créativité. éclaircit-elle en m'invitant à la suivre.

Les lourdes portes en bois nous avalent de l'obscurité qu'elles renferment. Dans la pénombre opressante, la lumière se fraie timidement un chemin. Vacillantes par notre passage, les flammes font danser les ombres sur les murs.

— L'état des installations éléctriques est aussi désastreux que ce théâtre alors j'ai dû improviser. J'espère que l'obscurité ne vous met pas mal à l'aise. se justifie t-elle.

— Non ça va.

Ce n'est pas l'obscurité qui m'inquiète...

Malgré le règne des ténèbres, notre progression est fluide. Rapidement nous laissons la grande entrée pour gravir avec précaution l'escalier au tapis terne de poussière puis arriver à la salle de représentation.

Eclairée par des centaines de bougies, la pièce est aussi lumineuse que si le lustre central était allumé. Loin de son âge d'or, il pend maintenant de travers, seulement retenu par un cable qui menace de céder à tout moment.

Alors que Perdosa continue de marcher, je reste immobile, les yeux écarquillés et la bouche entr'ouverte face à l'état de la pièce.

Figée dans l'instant, seuls les relents de moisissure et d'humidité imprégnant l'air témoignent du temps qui s'est écoulé. Autrefois majestueuse, elle n'est plus qu'un amas de débris. Eclats de verre, fragments de décor et costumes abandonnés jonchent le sol. Les fauteuils de velours devenus marrons sont déchirés et couverts de poussières. Certains sont en place quand d'autres sont renversés.

Le grincement du bois de la scène sous les pas d'Irma me sort de ma contemplation. Hâtivement, je descends le gradin pour la rejoindre.

Les yeux rivés au sol pour éviter la chute, je me stoppe quand je découvre une trace sombre sous mes pieds. La forme de la tâche laisse peu de doutes sur sa nature. Je laisse vagabonder mes yeux sur ses contours jusqu'à ce qu'ils rencontrent une chaussure abandonnée. Les yeux écarquillés, le souffle court et la mâchoire serrée, je continue de découvrir des objets personnels orphelins. Le voile d'une vérité dissimulée levé, mes yeux ne rencontrent plus que les sinistres souvenirs du chaos qui s'est un jour joué. Scripts froissés, taches de sang, impact de balles dans les fauteuils, sur les murs, les colonnes, rideaux déchirés. Chaque recoin nourrit le musée de l'horreur qu'est devenu le théâtre.

Le Phénix- Renaissance [TOME 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant