SACHA
En stationnant dans l'allée devant la maison vétuste, je sens mon cœur s'emballer. Et pas pour les mêmes raisons qu'en présence de Léna.
Je me penche vers mon sac à dos pour récupérer un paquet de Kinder Bueno puis j'en détache un premier carré dont le chocolat me fond sous la langue. Hier soir a été riche en émotions. J'ai été un peu surpris que Léna soit aussi entreprenante mais forcément, cela m'a plu. J'ai décidé de suivre son rythme, pour m'assurer qu'elle se sente bien. Quoi qu'elle désire, je m'assure d'aller dans son sens. L'étape du sexe impliquait forcément un énorme challenge et la voir fondre en larmes en plein préliminaires m'a arraché à moi-même.
Sa peine et sa douleur m'ont paru si grandes que je me suis senti écrasé. L'espace de quelques instants, j'ai eu l'impression de quitter mon propre corps pour laisser toute la place à des émotions vives, presque inhumaines, gravées en elle après l'atrocité qu'elle a vécue. J'aimerais tant faire plus pour l'aider...
Alors que j'entame la deuxième barre, je me concentre sur la situation présente. Comme tous les dimanches, me voilà sur le point d'entrer dans la maison où j'ai grandi. Parfois, j'ai l'impression d'entendre le fantôme de mon enfance qui joue et pleure, dans la cour. J'aurais aimé qu'il ait la chance de rire, mais cette découverte, il l'a faite tardivement.
La vague de sucre atteint mon cerveau et le détend. Un peu. Je quitte mon véhicule puis me dirige vers la porte, que j'ouvre sans frapper. Je n'ai aucune idée ce que je vais trouver derrière. Mon père sera-t-il dans le même état que les dernières fois ? En apparence irréprochable, sûrement pour mieux étouffer sa propre culpabilité et couvrir ses actes d'une violence innommable ?
À tout moment, la rechute arrivera. Je le sais, pour l'avoir vécu des dizaines de fois. Et le pire, dans tout ça, c'est que je croyais fermement que les choses allaient changer. Que chaque nouvelle remontée ne signifiait pas nécessairement une redescente.
Foutue naïveté.
Je m'engage dans le hall d'entrée puis gagne les pièces principales. Mon père est installé à la table, de vieilles lunettes rectangulaires aux branches quasi invisibles sur le nez, un journal en main.
— Ah fils ! Il me tardait de te voir arriver.
Ces mots en apparence gentils me heurtent comme un coup de poing en pleine mâchoire. Je ne sais jamais si je vais me tenir face au Dr Jekyll ou à Mr Hyde lorsque je franchis le seuil de cette maison. J'ai parfois l'impression que deux personnes se trouvent à l'intérieur du même corps, tant il agit de manière drastiquement opposée, parfois d'une heure à l'autre.
— Je bloque sur les mots fléchés, tu voudrais m'aider ? Toi qui es doué avec la littérature et les mots.
Un compliment sur mon cursus et mes goûts. On aura tout vu. Il est le premier à critiquer férocement mon entreprise, jugeant que la lecture de romans est une activité pour « gonzesses pleurnichardes » et qu'un homme doit se trouver d'autres occupations. C'est marrant, on pourrait croire que le lacrosse remplirait ces critères mais malheureusement je n'ai pas le niveau pour ça. J'ai beau être considéré comme la star de l'équipe, par mon coach, les gars et les trois quarts du campus, pour Sylvester Dalgaard, cela ne suffit pas.
— Si tu veux.
La boule au creux de ma gorge a altéré ma voix. Mon père ne semble pas s'en être rendu compte, ou alors il le cache très bien. S'il fallait élire un expert dans l'art de la dissimulation, je crois qu'il s'imposerait comme le candidat idéal. Battre sa femme quasi à mort, passer ses nerfs sur son fils à coups de poings et de pieds alors qu'il n'est pas plus haut que trois pommes et réussir à ne jamais être inquiété par la justice, quel tour de force.
Quand je pense à tous les foyers qui vivent la même chose que nous et n'arrivent pas non plus à se libérer de ce cercle vicieux aux allures létales, j'en ai la gerbe.
Je me place derrière lui pour observer les cases manquantes.
— Division de pièce, en sept lettres, c'est équerre, déclaré-je d'une voix blanche. Terrain clos en huit lettres, ça doit être péribole.
Je me creuse pour trouver les autres mais j'ai du mal à véritablement me concentrer. Le visage des jumeaux est ancré dans ma tête et je n'ai qu'une envie, les placer dans ma voiture pour les emmener loin d'ici. Cette accalmie ne me trompera pas une nouvelle fois. L'homme assis sur la chaise devant moi, qui paraîtrait presque vulnérable, est la pire ordure que cette Terre ait portée. Toutes les comédies du monde n'effaceront jamais ça.
— Tu as bien joué, hier soir ! me félicite-t-il. Sept points à toi tout seul, la foule devait être en délire.
Un frisson me gagne. Pour un peu, s'il n'avait pas ajouté cette deuxième phrase, j'aurais cru qu'il se trouvait dans les gradins hier soir. Mes pensées se redirigent aussitôt vers Léna. Pour rien au monde je ne souhaite que mon père apprenne son existence. Elle a bravé suffisamment de tempêtes pour devoir en plus se confronter au cyclone Sylvester.
Mon père est mon ennemi.
Mes frères sont mon combat.
La plus grande part de positivité de mon existence ne doit surtout pas être mêlée à ce qui m'inflige les plus grands tourments, de peur de ternir ma bulle de joie.
— Comment le sais-tu ?
— J'ai regardé sur le site de Yale, ce matin. Impressionnant, fils !
Ce qui est réellement impressionnant, c'est la capacité de ces quatre dernières lettres à m'infliger de terribles nausées, au point d'en sentir la bile me brûler le fond de la gorge.
— Il y a une fête foraine, à vingt minutes d'ici, lancé-je de but en blanc. Je crois que ça plairait aux jumeaux. Ça t'ennuie si je les emmène cet après-midi ?
Mon père retire ses lunettes puis se retourne vers moi. La force de ses iris noirs me percute violemment et ne pas reculer de peur me demande tout mon self-control. Son visage meurtri de rides paraît plus implacable que jamais et la terreur gronde dans mes entrailles. Et si ma question avait réveillé sa facette noire et sanglante ?
Brusquement, il sourit.
— Bien sûr, cela leur fera plaisir. Ne rentrez pas trop tard ! Ils ont école, demain.
Comme si tu t'en souciais vraiment, connard !
Cette phrase résonne, une fois, dix fois, cent fois mais reste enfermée dans le sanctuaire de mon cerveau. J'ai obtenu ce que je voulais, autant rester calme.
— On sera rentrés pour dix-huit heures, l'informé-je.
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THE WINGMEN OF THE APOCALYPSE
RomanceMon âme est en miette. En fuyant la France pour intégrer l'université de Yale, je pensais avoir laissé mes démons derrière moi. J'avais tort... J'avais pourtant tout anticipé : nouveau continent, nouvelle ville, nouveaux projets. Je devais recommenc...