Chapitre 21 : ... Qui fleurit dans le mal.

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  Pendant des années, j'avais assisté aux scènes de vie, de joie, en silence, comme une ombre dans leur histoire. Certains diraient peut-être que je m'étais effacée toute seule, que je n'avais jamais cherché à faire partie de leur monde. Mais en réalité, c'est ainsi que je le ressentais, que je me percevais, et j'étais convaincue que le monde entier me voyait de cette façon : Anna, la jumelle de trop. Mais aujourd'hui, tout changeait. C'était mon entrée. Enfin, les projecteurs se tournaient vers moi. J'étais au centre de leurs regards, de leurs questions, de leurs peurs.

  En haut de l'escalier, je marquai une pause, mes yeux scrutant la scène qui se déroulait à mes pieds. Ce tableau de sang et de chaos aurait dû me terrifier. Pourtant, loin d'éprouver de la peur, je ressentais une étrange familiarité, un plaisir sourd qui m'enveloppait. L'air était saturé d'odeur de bois vieilli, de sueur et de sang. Des meubles étaient renversés, témoignant d'une lutte désespérée : une chaise à bascule, son assise éclaboussée de rouge, gît sur le sol comme un soldat vaincu. Un vase brisé, ses éclats scintillant sur le parquet, a laissé s'échapper les pivoines tachées de sang. Des projections de sang s'étalaient sur les murs, marquant le passage de la douleur, des éclaboussures sombres qui racontaient une histoire de désespoir et de violence.

  Je laissai mes doigts glisser sur la rampe, explorant chaque rainure, chaque fissure. Lentement, je commençai à descendre, savourant cette sensation délicieuse de pouvoir. La robe noire que je portais se fondait dans l'obscurité, me transformant en un spectre, une apparition. Mon teint pâle, presque spectral, se détachait dans cette pénombre, encadré par mes cheveux noirs qui tombaient en cascade autour de mon visage. Je devenais la manifestation de ce qui était caché, la silhouette d'un mal que personne n'avait jamais soupçonné.

  Chaque pas me rapprochait de ce désordre, et je pouvais presque entendre le souffle de la terreur qui s'était emparée de cette pièce. À cet instant, je réalisai que j'étais là pour briser les chaînes de l'innocence, pour dévoiler la vérité au grand jour. La scène, bien que tragique, était aussi le reflet d'une libération, et je m'en réjouissais.

- Te voilà, enfin, murmura David, mon père biologique.

 Un sourire ambigu étira ses lèvres, comme s'il se délectait d'une plaisanterie obscure.

  Lorsque j'atteignis les dernières marches, Vanessa leva les yeux vers moi. Ses longs cheveux châtains retombaient en mèches désordonnées autour de son visage, et ses yeux clairs, écarquillés, se fixaient sur moi remplies d'interrogations. La femme forte, inébranlable que j'avais toujours connue n'existait plus. Elle semblait fragile, presque brisée. Un filet de sang glissait le long de sa lèvre, comme une larme rouge, trahissant la violence qui avait récemment régné dans cette pièce. C'était étrange et exaltant à la fois de sentir que je contrôlais la scène, que j'étais celle qui allait faire basculer la vie dont elle pensait tenir tous les fils.

  Un silence épais s'étendit entre nous, alourdi par l'incertitude et la peur. Elle ouvrit la bouche, cherchant des mots qui refusaient de venir.

Je pris les devants, ma voix aussi glaciale que l'acier.

- Chaque famille a son mouton noir, n'est-ce pas ?  Dis-je, un sourire mince et calculé aux lèvres.

   Vanessa tressaillit, comme si mes mots la ramenaient à une réalité insupportable. Elle savait que c'était moi. Les citations, elle savait que je les chérissais, qu'elles m'appartenaient. Elle me reconnaissait, oui, mais cette révélation semblait l'horrifier plus que tout.

- Anna...  murmura-t-elle enfin, d'une voix tremblante. Elle fronça les sourcils, son regard hésitant glissant sur moi comme si elle tentait de rassembler les morceaux. Qu'est-ce que tu fais... Qu'est-ce qui te prend ? 

  Je laissai une expression glaciale s'étirer sur mes lèvres, savourant son désarroi. 

- C'est étrange, n'est-ce pas ? De ne plus tout contrôler. 

  Elle se crispa, et ses yeux cherchèrent des réponses que je ne comptais pas lui donner. Elle croyait me connaître, bien sûr, me comprendre. Mais les questions affluaient dans son esprit, je pouvais presque les entendre.

- Tu n'as jamais compris qui j'étais, Vanessa. Ma voix, calme, paraissait résonner dans chaque recoin du chalet. Tu pensais que j'étais... Quoi ? Une ombre ? Un jouet cassé que tu pouvais ignorer, manipuler ? 

Elle secoua la tête, déconcertée, le souffle court. 

- Non... non, ce n'est pas ça. Anna, je... 

- Tu quoi ? Je haussai les épaules, mes mots perçant comme des éclats de verre. Tu pensais me connaître. Mais tu n'as jamais cherché à comprendre. Pas vraiment. 

  Sans m'arrêter plus longtemps, je me dirigeai vers mon père biologique. David restait silencieux. Ses yeux bleus, si semblables aux miens, se posaient tour à tour sur Vanessa, puis sur moi. Je sentais cette satisfaction dans son regard, le plaisir sinistre qu'il éprouvait à la voir ainsi, détruite de l'intérieur. Sans un mot, il m'observa me rapprocher, et lorsqu'il posa finalement son bras autour de mes épaules, cela sembla... naturel. Un geste évident, comme si nous avions toujours été liés, et mon cœur se réchauffa. Mais mon attention ne quittait pas Vanessa. Lui non plus ne la quittait pas des yeux, buvant sa souffrance comme une liqueur amère.

  Ma mère adoptive continuait de nous fixer, le visage figé dans un mélange de stupeur et de désespoir. Je perçus une lueur de compréhension, comme si les réponses étaient apparues devant elle. Peut-être comprenait-elle que je n'avais jamais eu besoin de son amour, ni de sa compassion. Peut-être réalisait-elle qu'elle s'était trompée sur moi depuis le début, qu'elle avait placé sa foi dans une illusion.

  Je devinais presque le soulagement qui perçait derrière sa terreur, comme un abandon. Cette vision, ce lien père-fille qui se révélait face à elle, semblait l'apaiser. Elle se raccrochait à cette pensée : elle avait tout tenté, et mon état, ma nature, n'étaient pas le résultat de ses échecs. C'était en moi, ancré dans mon ADN, quelque chose d'inné et d'inévitable. Rien, absolument rien, n'aurait pu changer cela.

  Elle se tourna finalement vers son mari, gisant inconscient dans un coin de la pièce, et un soupir s'échappa de ses lèvres. La douleur l'avait emportée, et même si sa poitrine se soulevait encore, le coma l'avait définitivement absorbé. Elle était soulagée qu'il n'assistât pas à cette descente au enfer, qu'il soit préservé du loup déguisé en agneau qui avait rôdé pendant toutes ces années dans leur foyer. Elle se rassura qu'il ne voit pas la prédatrice qu'était devenue sa fille. Des larmes silencieuses perlaient sur ses joues, mais ce n'étaient plus des larmes de peur. 

 David éclata d'un rire rauque, empli d'une satisfaction inquiétante, nous surprenant tous dans la pièce.

- Il fallait bien que la vérité soit révélée un jour, lança-t-il d'une voix acide. Elle est ce qu'elle est et... elle est mienne. 

  Un frisson de satisfaction parcourut ma peau. Mienne. Le mot résonna en moi comme un baume sur une blessure ancienne. Dans cette simple phrase, il venait de me donner une place, de m'accueillir dans ce que je n'avais jamais eu : une famille qui me comprend réellement, qui accepte ma nature sans chercher à la redéfinir. Le monde sembla se rétrécir, ne laissant que lui et moi, liés par une même essence. J'étais l'une de ces pivoines qui fleurissent dans le mal, défiant les ténèbres avec une beauté tragique et indomptable.

  Je me sentais libérée, comme si toutes les chaînes invisibles qui m'avaient retenue jusqu'alors se brisaient. Rien ne pouvait entacher cet instant, ce bonheur presque glacial qui s'insinuait dans chaque recoin de mon être. Un sourire effleura mes lèvres, et pour la première fois, je me sentais pleinement vivante, entière.

  David m'avait reconnue. J'étais là où j'avais toujours voulu être, aux côtés de quelqu'un qui voyait au-delà des apparences, qui m'acceptait telle que j'étais, sans ombre de doute. La roue tournait enfin, et en cet instant, tout ce qui comptait était ce sentiment d'appartenance. Rien d'autre n'importait... et surtout pas Adam. Pour une fois, il n'était plus le centre du monde.

Les Pivoines Du MalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant