V : I wanna be somebody

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 A ce stade de mon récit, je suis sûre que vous vous demandez si c'est bien de ma vie dont il est question ici ou bien de celle d'Alissa. Nos histoires sont intimement liées, jusqu'à un certain point, mais c'est vraiment à ce moment-là que mon rôle s'affirme et prend de l'ampleur.

Donc, reprenons. Non elle ne pouvait pas chanter. À la base je pensais qu'elle était juste timide et n'osait pas ouvrir la bouche pour chanter devant des gens, ce qui aurait quand même été en contradiction avec sa personnalité, mais non ce n'était pas ça. C'était même pire : elle ne savait pas faire. Malgré toutes ces années passées ensemble, je ne l'ai entendue qu'à de très rares occasions. On pourrait croire qu'il suffit de prendre des cours de chant, mais dans son cas, elle n'avait vraiment pas ça en elle. Il faut croire que ça arrive.

Elle avait toujours voulu faire de la musique mais en fait, elle n'avait que la guitare comme talent et rares sont ceux qui arrivent à la renommée sans rien d'autre, elle avait donc besoin de moi. J'avais passé tant de temps avec elle sans vraiment m'en rendre compte et sans broncher face à ses décisions, à être la petite marionnette qu'on mettait sous les projecteurs pour rameuter les gens et l'argent. Mais bon, j'étais heureuse ou du moins, les affaires marchaient et donc par extension ça m'allait.

Recevoir la carte de ce mystérieux Charlie boosta Alissa comme le fait un premier rail de coke : elle devint hyperactive et ne redescendit plus vraiment depuis. Elle arrêta de mettre les pieds en cours, ne sortait que rarement du dortoir. Elle passait son temps à composer. En ce qui me concerne, j'essayais de passer le moins de temps possible dans le dortoir. Être constamment avec elle et sa folie artistique aurait fini par me faire péter les plombs moi aussi, même si j'avais beaucoup de patience.

À la fin d'une matinée de cours, au début du mois de Décembre, elle vint me cueillir à la sortie de l'amphi dans lequel j'étais, toute heureuse de m'annoncer qu'elle avait enfin de vraies chansons.

- Il ne nous reste plus qu'à répéter et on appellera Charlie ! s'exclama-t-elle.

- Heu ouais... répondis-je faiblement en avançant vers la sortie du bâtiment.

- Qu'est-ce qui va pas ? me demanda-t-elle.

- Écoute, tu te prends vraiment trop la tête avec ça. Puis tu m'as pas vraiment demandé mon avis.

- Mais ça sera fun ! Au pire qu'est-ce que tu risques ? D'aimer ça ? De t'amuser ? dit-elle en gloussant. Moi j'ai au moins envie d'essayer.

- T'as surtout envie de réussir.

- Y'a pas de mal à ça. C'est pour ça que je passe mon temps à travailler. Essaye au moins.

- J'ai même pas de textes. Enfin, pas calibrés pour de la musique.

- Je t'aiderai à les arranger, ça sera moins fastidieux pour toi, proposa-t-elle.

J'approuvai d'un léger signe de tête. Et c'est cette après-midi là qu'est née notre première chanson. Ça parlait des Black Hills, mon chez moi, mais aussi des légendes de ces montagnes sacrées. Ça s'appelait Howlin' Wolf et j'en étais extrêmement fière.

Alissa trouvait ça trop classe tout le folklore amérindien dans les paroles, moi je voulais juste des textes qui me ressemblaient et qui pouvaient éventuellement renseigner les gens sur ma culture, la vraie, pas celle que chante Bruce Dickinson dans « Run To The Hills ». Ce sont surtout les Blancs qui chantent sur les natifs, j'avais un peu envie de renverser la tendance. Secrètement, ça me bottait bien cette idée d'arriver au succès en chantant mon histoire sans faire d'horribles clichés sur des sons de guitare saturés. C'est ça qui m'a réellement happée dans le délire d'Alissa. Sauf que bon, certains en ont décidé autrement.

Donc nous appelâmes Charlie, lui disant que nous avions du son pour lui, et il accepta de venir nous rencontrer chez nous. Nous lui avions préparé trois chansons de notre cru et une reprise de Mother de Danzig. Ce jour-là, le stress était tellement à son comble qu'il nous fallut un joint chacune pour nous calmer avant qu'il n'arrive.

Lorsqu'il arriva, il ne dit pas un mot et ne décrocha bien entendu aucun sourire. Il portait encore ses lunettes aviateur. Il s'assit sur mon lit, Alissa sortit sa guitare acoustique et vint s'asseoir à côté de moi, sur son lit. Elle compta « un, deux, trois, quatre » avant d'enchaîner les accords et moi je me concentrai sur mes feuilles pour suivre les paroles en tapant le rythme sur ma cuisse. Première erreur de ma part : je ne regardais pas mon public. Mais quand le public est un producteur potentiel portant des lunettes miroir qui vous renvoient votre reflet, avouez que ça peut déstabiliser. Sur le moment, j'y pensais dans ma tête et tant pis s'il me le faisait remarquer, je lui dirais que je ne connaissais pas les paroles par cœur.

Quatre chansons, quinze minutes, c'est tout ce qu'il nous fallut certes mais ce fut le quart d'heure le plus long de ma vie. Quand Alissa reposa sa guitare, il ôta enfin ses horribles lunettes qui dévoilèrent des yeux bleus. Découvrir enfin son visage en entier me fit un choc.

- Je savais que j'avais bien fait de vous donner ma carte, commença-t-il, vous avez du potentiel toutes les deux. Il y a quelques trucs à arranger, c'est normal, mais vous ferez de grandes choses. Maintenant, ce qu'il vous faut ce sont de bons musiciens, j'ai mes contacts, je vous appelle dès que j'ai confirmation, finit-il en se levant.

Je griffonnai nos numéros sur un bout de papier avant de lui donner.

- Cheyenne et Alissa... dit-il en le regardant. Bien, pensez à un nom pour le groupe et continuez d'écrire et de répéter surtout. On se revoit vite.

Puis il referma la porte de la chambre derrière lui. À peine le « clac » se fit entendre que je m'affalai sur mon matelas en soufflant de soulagement. Mon amie, elle, s'alluma une clope en silence, c'était sa façon de se détendre. Je lui lançai un regard, un sourire immense se dessina sur son visage, ce qui me fit sourire également. Puis elle se mit à rigoler :

- On l'a fait ! C'est dans la poche ! s'exclama-t-elle enfin.

- Carrément !

- Tu vois que ta voix est pas si mal !

- C'est vrai, j'avoue, m'autocongratulai-je en riant.

- Ahhh... souffla-t-elle. Enfin ça décolle. Comme quoi ça servait à rien de stresser.

- J'étais pas si stressée que ça.

- C'est ça ouais. T'aurais vu ta gueule quand il a enlevé ses lunettes.

- Ouais... murmurai-je en y repensant.

- Hey ! fit-elle en me donnant un coup de coude. Fais pas cette tête, on va sortir et fêter ça !

- Meuf, on est mercredi, je me lève à sept heures demain.

- Pour quel cours ?

- Littérature post-moderne américaine, répondis-je un peu blasée.

- On dirait pas que ça t'enjaille plus que ça, ça peut peut-être sauter ?

- J'ai un partiel la semaine prochaine.

- Qui a besoin de bonnes notes quand on a le rock'n'roll ?

Je rigolai, c'était sa réponse à tout, le rock'n'roll, mais elle n'avait pas tout à fait tort. Alors nous embarquâmes dans un taxi, direction Sunset Strip à Hollywood, l'avenue la plus rock du monde, un endroit qui deviendrait vite notre repère, et nous écumâmes les clubs et les bars : boire au Whisky, danser au Roxy, bouffer au Rainbow et fumer au Viper Room le tout sur fond d'un rock'n'roll d'un autre temps, celui de quand on était même pas nées. Les plus grands y avaient laissé leurs empreintes, Lemmy, Mötley Crüe, W.A.S.P et les Guns, et nous aussi nous allions en faire partie.

Cheyenne  /!\ PAUSE /!\Où les histoires vivent. Découvrez maintenant