Cheyenne /!\ PAUSE /!\

XVI : The Doctor

Dans l'encadrement de la porte se dessinait une silhouette noire, grande et fine, tenant à la main un pack de bière tant espéré par Rick et Ben. Le bassiste et le mystérieux visiteur échangèrent quelques mots que je n'entendis pas, probablement les banalités habituelles, puis ce dernier franchit le pas de la porte tandis que Rick la refermait soigneusement à double tour derrière lui.

L'inconnu sembla se figer en me voyant. Était-ce parce qu'il me reconnaissait ? Ça m'aurait étonné qu'il puisse voir mon visage dans cette pénombre étant donné que moi-même je ne pouvais discerner le sien. Mais c'était tout autre chose qui semblait le préoccuper.

- Je croyais que ça devait être juste Ben et toi. T'aurais dû me prévenir qu'il y aurait un autre mec, lança-t-il tout bas au bassiste d'un ton contrarié.

- C'était pas prévu, je te promets. Je t'expliquerai mais t'inquiète pas, c'est une amie tu peux lui faire confiance, se défendit-il.

- Une amie hein ? marmonna-t-il en tentant de me dévisager.

J'eus une sensation de malaise et me tournai vers Ben qui était en train de faire passer sa part de pizza avec le fond de sa bière.

- Je gêne ? demandai-je inquiète.

- Oh non, il est juste un peu... spécial.

- Spécial comment ?

- Il aime pas les gens, en rencontrer de nouveaux ça le perturbe un peu, il est très méfiant. Juste, reste un peu en retrait, ne lui parle pas sauf si il t'adresse la parole. On verra après...

Le discours de Ben n'arriva pas à dissiper mon malaise, au contraire même, ça foutait presque carrément les jetons. C'était quoi le truc avec ce type ?

Alors qu'il s'avançait vers nous, les détails de la silhouette se révélaient : des rangers aux pieds, un jean brut un peu usé, un perfecto noir, ouvert, qui laissait deviner le logo d'un groupe de rock et de longs cheveux foncés, très raides, plus longs même que ceux de Ben. En passant à côté de nous pour s'installer sur le clic-clac aux côtés de Rick, il laissa derrière lui un étrange mélange d'odeur d'après-shampoing à la noix de coco, de cuir et de cigarette qui n'était pas si désagréable.

Sans un bonjour ni même un regard, il posa son pack à ses pieds, sortit une bière qu'il décapsula à l'aide d'un briquet avant de fouiller dans ses poches pour en sortir un paquet de cigarettes. J'avais envie de lui adresser la parole mais je n'osais pas, et puis qu'est-ce que j'aurais pu lui dire ? Alors que je ne cessais de le dévisager, son regard à lui était constamment fuyant. Il avait le regard de ceux dont l'esprit est torturé : vide, presque triste. Ses yeux gonflés et ses cernes marquées étaient les stigmates de nuits trop courtes, pour ne pas dire inexistantes. Il porta une cigarette à ses lèvres, alluma, inspira longuement puis rejeta une longue traînée d'épaisse fumée. Bien que ses gestes fussent des plus banals, je n'arrivais pas à détourner les yeux de son petit manège, peut-être était-ce à cause de l'avertissement de Ben à son sujet mais je n'arrêtais pas de me demander si c'était vraiment sérieux ou s'il se donnait un genre. Ou bien était-il dangereux ? Cette pensée me fit légèrement frémir. En tout cas une chose était sûre, de toute ma vie je n'avais jamais rencontré quelqu'un d'aussi étrange.

- T'as bonne mine aujourd'hui Doc, lui lança ironiquement Ben.

- La nuit a été courte. Encore.

- Hum... acquiesça le batteur. Tu sais on t'avait dit qu'on avait un groupe maintenant.

- Mouais... marmonna-t-il en feignant un quelconque intérêt.

- Du coup je te présente Cheyenne, c'est notre chanteuse.

Il daigna enfin remarquer ma présence et me dévisagea de haut en bas.

- Intéressant... Cool le t-shirt, dit-il simplement en désignant le logo d'Iron Maiden sur ma poitrine.

- Il t'aime bien, me rassura Rick.

- Cool la veste, répondis-je.

- Merci.

Rick et Ben échangèrent un regard soulagé comme si j'avais réussi un quelconque test qui m'autorisait à adresser la parole au « Docteur ».

- Et à part Maiden t'écoutes des trucs bien ? me demanda-t-il.

- Surtout des vieux groupes, Black Sabbath, Uriah Heep, tout ça... J'aime pas vraiment ce qui se fait en ce moment, avouai-je.

- Je suis tout à fait d'accord, avec la compression on a perdu en qualité, rien ne vaut les vieux vinyles.

Il se leva et alla fouiller dans le répertoire de 33 tours de Rick et Ben. Ces derniers me lancèrent un sourire encourageant qui aida quelque peu ma sensation de malaise à s'apaiser. Je reconnus alors les premiers accords de l'album Black Metal de Venom. Il revint s'asseoir à côté de Rick et retira son perfecto qui laissa découvrir ses bras aléatoirement tatoués. Il fouilla dans la poche arrière de son jean et en sortit un petit sachet rempli d'une fine poudre légèrement jaunâtre.

- C'est quoi ? demandai-je.

- Du speed, t'en veux ? me proposa-t-il.

- Hum non, merci...

- T'es sûre ?

- Cheyenne préfère la C, commenta Rick tout en se roulant un joint.

- Tu veux de la coke ? me demanda-t-il alors. Parce que j'ai ça aussi.

Le surnom de « Docteur » prit alors tout son sens.

- Non, j'ai pas vraiment de quoi acheter là...

- Je peux te faire un échantillon gratuit, je viens de recevoir de la colombienne.

- Moi je t'en prends, dit Ben en déposant sans hésitation aucune deux billets de cinquante dollars sur la table.

- Elle est un peu plus chère que d'habitude.

Ben rajouta alors un troisième billet à l'effigie du 18ème Président des États-Unis en grommelant. Un sourire discret se dessina sur le visage du Docteur, il sortit un nouveau sachet de la poche intérieure de sa veste en cuir et en tendit un à Ben qui s'empressa de sortir sa carte bleue, aussitôt achetée, aussitôt prise. Le Docteur se rapprocha de moi.

- Je vais te dire ce que je pense franchement de la C : c'est de la merde. C'est bien trop cher pour un petit trip. C'est pour les riches qui savent pas quoi faire de leur pognon ou pour les abrutis comme Ben.

- Hey ! s'offusqua ce dernier.

- Alors que le speed c'est globalement pareil mais ça dure beaucoup plus longtemps et c'est vachement moins cher, continua-t-il.

- Et on sait vachement pas ce qu'il y a dedans aussi... commenta Ben.

- Je fabrique la mienne, je sais ce qu'il y a dedans, rétorqua-t-il exaspéré en ouvrant son sachet de speed.

- Oh oui, ton diplôme en pharmacie, c'est vrai... Le cliché de l'étudiant en pharmacie qui devient dealer, rigola Ben.

- Je gagne mieux ma vie que toi et je bosse pour ma gueule, j'ai de comptes à rendre à personne, dit-il en coupant le petit tas à l'aide de la CB de Ben.

- Oui et t'as l'air vachement épanoui. Tu respires la santé et la joie de vivre, ironisa le batteur.

Le Docteur se racla la gorge tout en continuant son petit manège. Rick tirait sans arrêt sur son joint sans rien dire, allongé sur le dos, probablement déjà anesthésié. Le Docteur me tendit un des billets de Ben.

- Je t'ai dit, je peux pas payer.

- On verra ça plus tard, t'inquiète pas, m'assura-t-il sourire en coin.

Je haussai les épaules et pris l'argent, il roula son billet, rejeta ses longs cheveux en arrière et se pencha sur la table, attendant que j'en fasse de même. Je posai l'extrémité de la paille au bout de la ligne, il m'imita, son visage à quelques centimètres du mien, ses gros yeux bleus fixant les miens.

- A trois. Un... Deux...