II : Rebel girl

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Alissa était un agneau déguisé en loup. Elle se donnait un genre bad girl pour impressionner les inconnus et probablement aussi pour se protéger. Elle portait un masque comme j'avais porté le mien plus tard. Paradoxalement, elle était honnête et parlait avec son cœur, c'est pour ça que tout le monde la prenait pour une grande gueule alors qu'en vérité, elle disait juste ce qu'elle pensait mais il est vrai que ce genre d'attitude peut être mal vu parmi les hypocrites.

Je compris rapidement que j'avais eu raison de ne pas lui tenir rigueur de notre première conversation. Il me fallu seulement quelques semaines pour m'en rendre compte alors que ses plus vieux amis ne voyaient toujours en elle que la jeune rebelle échevelée à peine sortie de l'adolescence. La colocation dans moins de 20m², ça créé forcément des liens même si ça n'est pas toujours facile à vivre.

Alissa avait toujours été quelqu'un de très passionné et de très sensible, c'était probablement aussi pour ça qu'elle pétait régulièrement les plombs ou ressentait l'irrépressible besoin de bouger. En fait, je dirais que c'était une fille extrêmement brillante mais totalement intenable. Elle était capable de sortir faire la fête, de rentrer complètement ivre à trois heures du matin et de passer un partiel de quatre heures pour s'en sortir avec une note plus qu'honorable. Elle s'intéressait beaucoup à ma culture, ce qui me touchait profondément car la majorité des Blancs dans ce pays croient savoir des choses mais sont en réalité complètement ignorants et perpétuent les nombreux clichés racistes. Je me souviens d'elle me posant d'innombrables questions auxquelles je n'avais même jamais songé en fumant sa clope à la fenêtre de la chambre. Je pense qu'elle aimait apprendre sur tout.

Certes elle avait ses bons côtés mais ça ne l'empêchait pourtant pas d'être extrêmement insupportable par moments. Il arrivait que certains jours, notre studio soit tellement enfumé par la cigarette ou l'herbe que l'alarme incendie du couloir ne se déclenche, forçant à évacuer tous l'étage de ses occupants. Elle mettait constamment de la musique dans la chambre et quand bien même je lui demandais de l'écouter au casque, elle la mettait si fort que je pouvais encore l'entendre , m'empêchant ainsi de travailler. Il lui arrivait aussi de se réveiller au beau milieu de la nuit et de sortir sa guitare pour composer et couper court à mes nuits de sommeil. Ouais c'était son truc ça, la musique. Pour elle, c'était la musique qui l'emportait sur tout. C'était ce qu'elle voulait faire, ce pourquoi elle était née et ce pourquoi elle était véritablement venue ici.

Elle avait rapidement prit l'habitude de s'asseoir dans l'herbe sous un grand pin au milieu du campus avec sa guitare entre deux cours ou même durant les cours si la motivation n'y était pas. Une activité pour laquelle je la rejoignis très rapidement pour combattre la solitude, tromper l'ennui et surtout procrastiner sans vraiment en avoir l'impression et sans m'en sentir coupable. Je m'allongeais pas très loin d'elle sous le soleil de plomb pour bouquiner ou écrire au fil de ses accords.

C'est lors de soirées que j'ai découvert sa face cachée de tête brûlée. Elle me conviait régulièrement à ses sorties au bar avec ses potes car elle trouvait que je restais trop enfermée et que selon elle, c'était extrêmement nocif pour ma santé mentale. En réalité, je n'aimais pas sortir parce que j'étais du genre calme et un peu effacé mais aussi parce que je ne savais pas vraiment ce que c'était que de sortir le soir pour faire la fête. Il faut dire que là d'où je venais, les soirées arrosées n'étaient pas légions alors je préférais donc à l'époque rester seule et au calme. Mais cela ne dura pas bien longtemps.

Je n'avais jamais ne serait-ce qu'apprécié ses soit-disant potes de beuveries et je crois qu'au fond d'elle, elle pensait secrètement la même chose. Ils étaient de cette race de copains bons à rien qui tirent inconsciemment les gens vers le bas de par leur bêtise et leur apathie. Le genre de potes qui te proposent de monter un groupe alors qu'ils ne savent rien faire de leurs dix doigts. Et Alissa faisait partie du genre d'amis qui croient aux promesses de gens bourrés et qui attendent donc patiemment dans leur coin la venue du grand jour, car c'était son rêve à elle. Mais malheureusement les gens dessoûlent et oublient.

À chacune de ces soirées, j'avais l'impression qu'Alissa s'efforçait de cacher ses petits travers d'« intello » probablement parce qu'aucun de ses amis n'avait eu la chance, ou l'ambition je dirais même, de poursuivre des études. J'imagine que c'est ce qu'on appelle l'effet de groupe, je suivais donc le mouvement moi aussi, buvant jusqu'à plus soif et fumant comme un pompier, pour éviter de passer pour une coincée mais j'avoue que de ma vie, je n'avais jamais eu autant l'impression de faire partie d'une élite qu'à côté de ces gens-là. J'aurais pu me douter qu'ils nous causeraient des problèmes si j'avais su ce que le destin nous réservait.

D'ailleurs ce qui était drôle avec Alissa c'est que même si on buvait trop, si on fumait des joints ou si on foutait le bordel, elle ne perdait jamais de vue son objectif ultime, en particulier avec trois grammes d'alcool dans le sang. Elle était intenable avec ça : dès que l'occasion se présentait, qu'elle tombait sur n'importe quel musicien ou même le plus nul ou le plus louche des producteurs, elle l'abordait avec assurance pour faire sa promo. Malheureusement ça ne marchait plus comme ça, on n'était pas dans les années 70 et elle n'était pas Joan Jett.

Certes cela fait bien longtemps qu'on privilégie l'image au son dans l'industrie de la musique mais quand l'image en question titube et casse systématiquement ses bouteilles de bière pour attirer l'attention, même pour le plus rock'n'roll des producteurs, ça ne passe pas.

Quant aux lendemains de chacune de ces soirées, ce que j'aimais à appeler dans mon cas « les lendemains qui déchantent », elle ne cessait de m'impressionner. Tous les dimanches matins, Alissa redevenait ma colocataire, c'était un peu comme assister à la transformation d'un loup-garou un soir de pleine lune, les habits déchirés en moins mais probablement la même haleine.

Non je ne cache pas mon admiration béate pour cette fille. J'étais du genre impressionnable à cette époque-là à cause de ma timidité et de mon manque de sociabilité donc autant dire que quand je suis tombée sur Alissa, je suis aussi tombée sur le cul.

Elle devint rapidement ma meilleure amie puis mon mentor et enfin mon obsession. À ce moment-là, j'avais l'impression d'être passée à côté de beaucoup de choses dans la vie avant notre rencontre. Heureusement pour moi, je n'avais encore que dix-neuf ans et toute une vie pour rattraper les conneries manquées de mon adolescence.

Elle m'appris à falsifier mon âge sur mon permis de conduire pour pouvoir entrer dans les bars, elle me fit goûter à mon premier joint sur les toits de la fac, elle me fit découvrir sa musique dans des salles glauques, elle me donna le goût du risque et elle m'entraîna dans son aventure. De toute façon elle n'avait pas besoin de me forcer car où elle allait, j'allais.

Cheyenne  /!\ PAUSE /!\Où les histoires vivent. Découvrez maintenant