IV : Six string knife

179 25 16
                                    

 Alissa commença à aller traîner et à propager son bruit hors des murs de l'université, elle se disait qu'elle aurait certainement plus de chances d'attirer l'attention de gens importants dans le monde extérieur. Les étudiants sont bien gentils, ils écoutent et donnent un avis mais ils ne font jamais réellement bouger les choses...

Plusieurs soirs par semaine, après les cours et à l'heure à laquelle le soleil commençait à descendre dans le ciel, elle embarquait sa guitare pourrie et son ampli flambant neuf pour prendre la route en direction de la plage, généralement celle de Santa Monica, la plus proche. Là, elle s'installait sur la promenade d'Ocean Front et branchait son matériel sur un des nombreux générateurs installés pour les food trucks. Alors s'élevait dans les airs le son distortionné des six cordes de nylon.

Les surfers sans t-shirts et les filles en rollers se retournaient quelques fois, tendaient une oreille discrète avant de continuer leur route. Certains badauds s'attardaient devant le spectacle, secouaient légèrement la tête au rythme des accords puis laissaient une pièce dans la vieille flight case avant de repartir chez eux pour prendre le repas avec leur femme et leurs 2,5 enfants. Certains soirs Alissa repartait même avec les poches pleines de billets d'un dollar mais cette fausse gentillesse l'exaspérait, du moins jusqu'à ce qu'elle fasse son escale habituelle à la pharmacie sur le trajet du retour pour investir ses billets dont elle ne voulait pas dans un paquet de clopes. Oui, quel étrange pays que le notre, quelle étrange idée que de poser des tubes à cancer sur un présentoir entre les préservatifs et le lait en poudre de bébé. Les Pères Fondateurs pensaient-ils à ça lorsqu'ils déclarèrent que les États-Unis étaient un pays libre ?

Au début, elle faisait ça seule, jusqu'au soir où elle rentra en pleurs dans notre petit cube. Ce fut la première fois que je la vis dans un moment de faiblesse. Elle qui d'ordinaire n'avait peur de rien ni de personne, tremblait maintenant comme une feuille.

Je levai les yeux vers elle avant de quitter mon bureau en trombes pour aller la réconforter. Je la pris dans mes bras puis la fis asseoir sur son lit. Je tentai de l'apaiser en caressant sa crinière dorée et en murmurant des « là... là... ».

Au bout d'un long moment, ses spasmes se firent plus rares. Elle releva alors la tête et me fixa de ses yeux brillants cernés de mascara noir humide.

- Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demandai-je en murmurant.

- On... on... on m'a agressée, répondit-elle la gorge encore nouée.

Elle fit une pause, de toute façon je ne savais pas quoi répondre à ça. J'étais quelque peu sous le choc, Santa Monica n'est pas vraiment la pire des plages de Los Angeles si on la compare à Venice. Non, Santa Monica c'est plutôt bourge et touristique même.

- Je jouais dans mon coin comme d'habitude, presque personne ne regardait, puis un type est arrivé et il a prit mon argent dans la case de ma guitare... Alors j'ai arrêté de jouer et j'ai un peu gueulé tu vois...

J'acquiesçai, je la reconnaissais bien là.

- Sauf que... ben au lieu de se barrer en courant, il s'est retourné et il a sorti un couteau... Et il a menacé de me planter si je la bouclais pas... continua-t-elle.

Je la serrai nouveau contre moi pour la rassurer et déposai un baiser sur son front.

- Bon... Tant que tu n'as rien et que tout ton matériel est là, tout va bien, murmurai-je à on oreille.

Elle secoua la tête pour répondre par l'affirmative.

- Je viendrai avec toi à partir de maintenant si ça peut te rassurer, ajoutai-je.

Elle haussa les épaules et articula difficilement un « merci ». Je la connaissais, je savais très bien que ça lui faisait du mal d'admettre qu'elle avait besoin de quelqu'un près d'elle pour être un peu rassurée mais j'étais la seule personne qui était là pour elle et l'inverse était tout aussi vrai. Elle était mon amie et je ne pouvais pas la laisser comme ça, elle en aurait fait de même pour moi.

Après cet incident, la passion d'Alissa et la joie qu'elle se faisait à l'idée de sortir après les cours prirent un sacré coup dans l'aile pendant un moment. Je dus pas mal batailler pour la forcer à se bouger mais au final, j'avais réussi.

Elle n'avait accepté qu'après s'être acheté un couteau à cran d'arrêt, elle ne s'en est plus jamais séparée d'ailleurs, je pense qu'elle l'a encore avec elle, ou plutôt sur elle, encore aujourd'hui. On n'est jamais trop prudent. Sur le moment je pensais qu'elle exagérait mais c'est vrai qu'il lui avait servi à plusieurs reprises et ça m'avait moi-même incité à m'armer bien plus tard.

Quoi qu'il en soit, elle reprit son petit spectacle sur la plage et moi j'étais là, assise sur la tranche d'un banc à l'écouter puis à m'ennuyer. Enfin je m'étais trouvée une occupation : pendant qu'elle faisait son bœuf toute seule, j'écrivais sur sa musique, parfois même il m'arrivait d'ouvrir la bouche et de fredonner. Et bien que je pensais qu'Alissa était enfermée dans une bulle parfaitement hermétique quand elle baladait ses doigts sur la six cordes, je me trompais.

Un soir, un homme s'arrêta. Il n'était pas de ceux qui laissaient une pièce avant de retourner dîner en famille. Il était de ceux qu'Alissa attendait.

Grand aux longs cheveux noirs de jais, il portait des lunettes de soleil miroir. Les traits de son visage étaient comme taillés à la hache et lui donnaient un air dur et solennel, je dirais même présomptueux. Pour sûr il dégageait un charisme naturel, hypnotisant qui forçait le respect. Il me rappelait les anciens, j'aurais pu le sentir à des kilomètres.

Voyant qu'il ne partait pas, Alissa arrêta son concert et un bref silence s'installa. À vrai dire je ne me souviens pas ce qui s'est passé dans ma tête à ce moment-là. Il esquissa un léger sourire du coin des lèvres. Je me décidai à briser la glace par un simple mais franc :

- On peut vous aider ?

Il ne répondit pas mais fouilla dans une des poches de sa veste en cuir noir. Il en sortit une carte qu'il me tendit. Je descendis de mon perchoir pour atteindre sa main.

- Non, pas toi. Elle, dit-il fermement en faisant un signe de tête à l'encontre de ma meilleure amie.

Je haussai les sourcils de surprise devant tant de dureté dans ses mots. Me voyant déstabilisée, Alissa osa enfin intervenir.

- Elle est avec moi.

- C'est ton potentiel à toi qui m'intéresse, expliqua-t-il.

- Et elle, elle chante, fit Alissa en me pointant du doigt.

- Très bien, si ça t'amuse gamine... dit l'homme sur un ton résigné. Appelez-moi dès que vous avez de vraies chansons à me proposer.

Je lui arrachai presque la précieuse carte des mains puis il se retourna avant de s'éloigner sur la promenade. Sur le petit carton noir était écrit en lettres blanches « Charlie Duren, producteur/manager » et simplement suivi d'un numéro de téléphone. Alissa attendit que l'homme devienne tout petit au loin avant d'exulter et de me prendre dans ses bras. En ce qui me concerne, j'avais une autre préoccupation :

- Comment ça tu m'embarques encore dans ton délire ? lui demandai-je sur un ton autoritaire.

- Heu... Ouais désolée... A propos de ça... commença-t-elle.

- Ne me dis pas que tu l'avais prévu...

- Cheyenne, le truc c'est que je suis bonne qu'à la guitare, ça n'intéresse personne. Et puis je t'ai entendu chanter sous la douche parfois.

- Mais chante toi-même meuf ! m'énervai-je. J'ai pas envie que tu prennes des décisions pour moi !

- Je peux pas chanter !

- Et moi alors ?! répondis-je en haussant un peu plus le ton. Tu m'espionnes sous la douche et puis tu décides de me refiler le bébé parce que t'as peur ?

- Non Cheyenne, tu comprends pas : je ne peux pas chanter.

Cheyenne  /!\ PAUSE /!\Où les histoires vivent. Découvrez maintenant