À la Tour Sombre, l'entraînement du disciple particulier de N°2 touchait à sa fin. En pratiquement six semaines d'exercices assidus, exigeants et douloureux, le novice avait atteint le niveau visé par son professeur. Pour être honnête, N°2 avait largement dépassé ses objectifs initiaux, mais les qualités de son élève l'avaient entraîné plus loin qu'il ne le désirait vraiment. L'apprenti montrait de telles dispositions qu'il en avait presque oublié la conclusion prévue de son plan et avait amplement profité de l'occasion qui lui était présentée de former un mage si impressionnant. Il marchait au bord du gouffre et le savait. Lorsqu'il avait exposé son complot au Seigneur Noir, celui-ci avait donné son accord, en dépit des risques, uniquement, car une telle occasion ne se reproduirait certainement pas avant de longues années. Mais les limites qui lui avaient été imposées étaient claires et N°2 les avaient distinctement franchies. Lors de ses réflexions solitaires, le mage tempérait sa faute par son amour de l'Art et sa dévotion à la cause. « De plus, » pensait-il, « si tout se déroule comme prévu, il n'y aura aucune conséquence. Par contre, un pion d'une telle qualité sera un avantage majeur en cas de problèmes avec les avaloniens. »
Pour l'heure, N°2 enseignait le langage magique à son disciple qui, comme à son habitude, en saisissait les subtilités avec une rapidité déconcertante. Depuis environ quatre semaines, le mage n'avait plus eu à recourir sa punition favorite, son élève se conformant en tout point à la stricte discipline de son enseignement. Bien sûr, N°2 n'était pas dupe. Il savait parfaitement que son étudiant n'en pensait pas moins et n'attendait que la fin officielle de sa formation pour se libérer de cet opprimant carcan. Mais, dans l'intervalle, il faisait profil bas et intériorisait toute sa rage, tout son ressentiment, face à la stricte discipline de la Tour.
L'élève s'était découvert une réelle passion pour la magie et une ambition dévorante face à ce monde nouveau. Il savait, intellectuellement, que l'entraînement et ses humiliations, la douleur causée par les exercices et les punitions, les remontrances injustifiées, l'enfermement et la perte de tout libre arbitre, constituaient un rite de passage obligatoire et incontournable. Cependant, il en concevait une frustration extrême et un ressentiment sans limite, que son caractère entier et bouillant avait toutes les difficultés à juguler. Peu habitué à intérioriser, d'un naturel extraverti, le novice luttait pied à pied contre sa nature et, parfois, il sentait bien que cette bataille le rongeait. Dans d'autres circonstances, avec d'autres motivations et sous une autre atmosphère, sans doute aurait-il abandonné depuis longtemps, dès qu'il avait commencé à craindre pour sa santé mentale en se retrouvant à hurler dans l'intimité de sa cellule. Mais, la Magie présentait trop d'attraits, trop de perspectives intéressantes et, il devait bien se l'avouer, son enseignement présentait un défi que son orgueil ne pouvait ignorer.
N°2 sentait bien que son élève luttait contre lui même, mais il interpréta mal la nature et l'ampleur du combat. Le mage pensait enseigner à une version plus jeune de lui-même et projetait sur lui ses propres sentiments du temps où il était jeune apprenti. Ce n'est que bien plus tard, trop tard, que N°2 se rendit véritablement compte de l'état psychologique de son étudiant. Pour l'heure, Il se revoyait dans la même situation et, son élève se débrouillant parfaitement tout seul, N°2 se laissa aller à ses souvenirs...
Le 22 juillet 1719, le Grand-Saint-Antoine quittait le port de Marseille pour un voyage commercial en Syrie. Ses grandes voiles carrées gonflées par le vent, particulièrement favorable, tiraient le trois-mâts vers l'Orient. Son périple devait le mener jusqu'à Tripoli, qui de nos jours est une des plus belles cités libanaise, en passant par Chypre, avant de le ramener dans la cité phocéenne après presque un an de navigation. De l'autre côté de la Méditerranée, les fils du destin tissaient depuis près de vingt ans une toile mortelle vers laquelle le navire filait sans rémission.
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Magies et Fascination
Fantasy"Ses ongles étaient sombres, mais il ne s'agissait pas de vernis. Il replia les deux doigts du milieu et traça quelques signes dans l'air, tandis que d'étranges paroles s'échappaient de ses lèvres. Aussitôt, un serpent d'énergie se matérialisa et s...