Si seulement...

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Toute la matinée, j'œuvrai dans la crainte. Après le petit-déjeuner, j'avais débarrassé la vaisselle avec déférence. Le roi avait toujours apprécié mon travail. Toutes ces années au service de Taïzu, un souverain bon et respectueux, pour finir dans le sérail de ce porc ? J'en frémissais d'horreur. 

Si seulement Calaf, le deuxième fils, avait collectionné les femmes lui aussi, je me serais jetée à ses pieds, mais il avait hérité du sérieux de son père. Il passait ses matinées à cheval, à parfaire son maniement des armes avec le capitaine de la garde, et ses après-midi avec les ministres et les généraux afin d'apprendre à gouverner. Il ne devait pourtant pas succéder au roi, mais il occuperait sans doute une haute fonction dont il voulait se montrer digne dès à présent. Ces saines activités lui procuraient une musculature confiante, un regard droit et un front soucieux que je rêvais d'adoucir.

J'avais souvent tenté de modérer mes ardeurs, Calaf était destiné à quelques princesses de hautes lignées, je ne devais pas l'oublier. Que pouvait espérer une esclave ? Je savais ma vie dédiée au service du roi et j'en concevais de la gratitude. Logée, nourrie, bien traitée, peu de filles à l'extérieur de la cité pouvaient se prévaloir d'une vie si facile. J'étais née ici, d'une mère esclave que Taïzu avait sauvée du limogeage. J'étais satisfaite de mon destin. 

Si seulement Calaf avait montré quelque appétit charnel... je me voyais bien assouvir dans l'ombre ses désirs les plus crus, ceux que sa légitime épouse ne pourrait assumer. Il suffirait qu'il me sonne, j'accourrais, pressée de le contenter.

Lorsque j'étais chargée de nettoyer la bibliothèque dont Taïzu prenait grand soin, j'aimais inventorier les gâteries et positions que j'observais sur les enluminures d'un livre indou, en accordéon — avec deux réglettes en bois pour protéger ses pages. Je fantasmais de prodiguer à Calaf pareilles étreintes. L'une d'elles m'avait émoustillée tout un après-midi. On y voyait une femme agenouillée qui gobait en entier le membre d'un homme heureux. J'y songeai avec gourmandise. Voilà que ces pensées ranimaient ma fougue du matin ! Malgré la menace de Ping, j'avais la tête embrumée de désir.

Il fallait que je me remette au travail, Xianmei me gronderait si elle me trouvait à rêvasser. Je rangeai en soupirant le nécessaire de toilette du roi Taïzu et la soie noire de mon hanfu caressa la pointe de mes seins. J'aurais aimé m'allonger un instant pour soulager mon trouble. Quel démon m'habitait ?

Ce n'était pourtant pas le moment, la tension devenait palpable au palais. Depuis plus de deux cents ans, les six provinces du Nanzhao vivaient unifiées et notre royaume avait reçu l'approbation de l'Empereur chinois de la Dynastie Tang. Mais il n'en avait pas toujours été ainsi, auparavant, des guerres avaient opposé le Nanzhao à ses voisins chinois, mais aussi tibétains.

Lors des dernières décennies, nos rois, poussés par l'enjeu du commerce maritime le long de la côte, avaient bataillé pour la Birmanie, le Sichuan, le Nord-Viêtnam et la province chinoise de Lingnan. Fort de ses victoires, le grand-père de Taïzu traitait sur un pied d'égalité avec la Chine. Il souhaitait recevoir le titre d'empereur, mais les affrontements recommencèrent, et Nanzhao perdit le Sichuan. Nos visées expansionnistes prirent fin.

Taïzu hérita d'un royaume déclinant, surveillé de près par son puissant voisin chinois. Profondément bouddhiste, pétri de sagesse confucéenne, mon souverain aspirait à la prospérité du peuple. Les honneurs, les titres et la richesse l'intéressaient peu, il désirait simplement maintenir la paix en son royaume. Il se rendait chaque année à Pékin pour se prosterner devant l'Empereur et payer un impôt dans l'espoir qu'on nous laisserait tranquilles. Mais d'année en année, la Chine devenait plus gourmande, plus méfiante, plus belliqueuse.

J'entendis Xianmei m'appeler depuis le couloir. Je lissai mes vêtements pour reprendre contenance, je ne devais pas contrarier mes supérieurs si je voulais rester au service du roi. L'idée que les longs ongles de Ping puissent m'effleurer m'évoquait des limaces me bavant sur la peau. Je me hérissai de dégoût et courut rejoindre Xianmei.

— Où te cachais-tu ? Le roi a commandé du thé.

— Je lui apporte immédiatement.

— Et ce matin ? Tu ne m'as rien dit.

— Plus tard, je ne veux pas faire attendre Taïzu, répondis-je en m'éloignant.

Je craignais de la décevoir, de l'attrister. Il faudrait pourtant que je lui avoue ma défection. Je passai par les cuisines, puis le cœur serré, je me dirigeai vers les salons royaux.

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Liù, esclave impérialeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant