Chapitre 6 - Échecs (2)

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Amer, plein d'une rancœur sourde qu'il ne savait exprimer, Eusebio brisa entre ses doigts quelques-uns des éclats d'argile qu'il s'efforçait de ramasser. Des esquilles lui rentrèrent dans la peau, mais les minuscules morsures lui firent à peine lever les yeux. Tora demanda à un serviteur d'apporter un seau d'eau et ouvrit un placard, d'où elle sortit une brosse et un torchon.

– Regardez vos mains, Eusebio ! s'exclama-t-elle en s'agenouillant devant lui.

La jeune femme tira sur la manche de son caftan et essuya les paumes et les doigts de l'herboriste. Le tissu blanc s'imprégna légèrement de sang. Cette vision – de fines arabesques vermeilles à mesure que le bout du vêtement absorbait le liquide –, associée à la douceur de la peau et des gestes de Tora, semblèrent réveiller Eusebio : la colère se claquemura dans un recoin sombre de son esprit. L'herboriste se sentit rougir, et il baissa le nez, honteux.

– Là, dit Tora qui ne semblait s'être rendu compte de rien. Ça vous arrive souvent de ramasser des objets coupants sans faire attention ?

– Je suis désolé... murmura Eusebio.

La jeune femme répondit par un grognement.

Quand le serviteur eût apporté l'eau, Tora et Eusebio tâchèrent de récupérer les débris et de nettoyer le sol, en silence. L'apothicaire ne regardait plus ce désastre – feuilles de thé et airelles se mêlant au cataplasme odorant, ou voletant le long des dalles de pierre parmi les éclats de céramique – que d'un œil triste, déçu. Ses mains le brûlaient, aussi prit-il, dans un tiroir, un peu d'herbes antiseptiques, dont il fit rapidement une pommade qu'il appliqua sur ses paumes et ses doigts. Tora s'assit sur une chaise et le regarda faire, attentive.

– Dites-moi ce qu'il s'est passé, demanda-t-elle finalement. Pourquoi Tharcisias a-t-il refusé votre préparation ?

– Mon travail ne vaut pas celui d'un Lusragan, répliqua Eusebio en lui tendant l'ordonnance.

La colère le menaça à nouveau ; il la repoussa d'une pensée. Tora lut le parchemin, une moue dubitative aux lèvres. Puis un éclair de compréhension illumina ses beaux yeux noisette.

– Ah, la pénicilline... fit-elle avec un soupir excédé. C'est vrai, il y a eu des vols récemment. Pas étonnant, il vous a soupçonné.

– Il n'y a pas que ça, Tora... dit Eusebio avant d'hésiter. Je... je ne suis que « l'illettré », ici. Mes méthodes et mes connaissances n'égalent pas les vôtres...

Tora lui jeta un regard si étrange que l'herboriste se tut, déconcerté. Elle semblait fâchée, surprise et en même temps, amusée.

– Enfin, vous avez fini de raconter des âneries ? grinça-t-elle avec un demi-sourire. Vous débarquez, vous, un herboriste de campagne, sachant à peine lire et écrire, et vous voudriez avoir la science infuse ? Vous vous fichez de moi ?

La jeune femme, voyant la mine déconfite d'Eusebio, poussa un soupir, et lui fit signe de s'asseoir près d'elle. Il obtempéra.

– Vous connaissez les principales propriétés des plantes, des minéraux et que sais-je encore. C'est déjà beaucoup, sachant qu'il faut au moins une douzaine d'années à nos apprentis pour qu'ils les mémorisent aussi bien que vous.

– Je ne suis... commença Eusebio, un début de rougeur aux joues.

– Ne m'interrompez pas, le coupa Tora avec un geste de la main. Dans « votre » monde, les sciences des Anciens hommes se sont perdues, de façon irrémédiable. Ici, nous avons retrouvé des... parties de savoirs, que nous nous sommes réappropriés. Oh, bien sûr, il reste des tabous. Cela dit, la plupart des instruments que vous voyez dans cette pièce, et beaucoup de « remèdes », sont issus de cette technologie. Dont la pénicilline. Ça ne vous dit rien... ?

Le Livre du ChaosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant