Chapitre 1 - Spezieria (2)

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Ils menèrent bon train une bonne partie de la matinée. Lorsque le soleil, passé son zénith, amorça sa descente, Eusebio s'octroya une pause. Il conduisit Kukka au pied d'un petit bosquet de hêtres et sauta à terre. Un large morceau de cuir, de forme vaguement circulaire et enduit de pois, était accroché par de la grosse corde aux premières branches des troncs. Le réservoir d'eau de pluie était plein à ras-bord, formant une grosse bulle brune au-dessus du sol. Eusebio débarrassa l'eau des quelques brindilles et feuilles mortes qui y traînaient et laissa Kukka se désaltérer. En levant les yeux, Eusebio avisa, coincé légèrement en hauteur par des branches, un broc de bonne taille. Un peu au-dessous, on avait dénudé une partie du tronc de son écorce, avant d'y sculpter un merle chanteur. Ce symbole, presque effacé par le temps, était une sorte de ralliement pour qui voyageait. Le trouver, gravé sur un arbre ou sur une pierre ou peint sur la façade d'une maison, vous garantissait réserve d'eau, ou un abri pour la nuit. Les ressources en eau étaient rares, dans la plaine, et Eusebio était content de retrouver ce signe sur sa route. Il s'agissait d'un symbole presque sacré, qui créait comme un sanctuaire autour de lui – personne ne s'aviserait de le détruire, ou de le voler.

L'apothicaire se servit du broc pour puiser de l'eau avant de rassembler quelques brindilles. Il enduisit l'extrémité d'un bâton de souffre et, en le frottant contre le silex, alluma rapidement un petit feu de camp. Tandis que Kukka s'éloignait pour brouter les herbes hautes, Eusebio mit l'eau à chauffer, agrémentée d'une poignée d'herbes antiseptiques. Elle ne serait pas très bonne au goût, mais propre – il fallait se méfier, surtout au milieu de nulle part. En attendant, l'apothicaire mangea quelques fruits secs et se coupa une tranche de pain. Kukka vint lui réclamer la croûte, qu'Eusebio lui donna avec plaisir. Quand ce fut l'heure de repartir, il ne laissa aucun signe de sa visite, tout comme il ignorait qui était venu et qui viendrait après lui. C'était un code, intangible, immuable, rassurant.

Le voyage reprit, tranquille et monotone. La lente course du soleil se poursuivait sur le ciel sans nuages. Eusebio chantonnait parfois, accompagné par les renâclements de Kukka et le rythme de ses sabots sur le sol. Vers la fin de l'après-midi, les hautes herbes laissèrent la place à un muret de pierres grises, qui clôturait de vastes champs. Un petit chemin creusé d'ornières menait à un ensemble de bâtisses, d'où s'échappaient les fumerolles de feux de foyers. Eusebio se dirigea vers elles, traversant les champs dont la terre noire commençait à se revêtir des paillages hivernaux.

La ferme se composait de trois maisons de bois et de torchis, à la couleur jaune fanée sous le soleil déclinant. Les habitations entouraient une cour, autrefois pavée et désormais crevée de terre et de mauvaises herbes, et où vagabondaient allègrement deux cochons bien gras, des poules et une chèvre. Un garçon d'une quinzaine d'années peut-être menait quelques vaches à l'aide d'une baguette de bois. Le chien qui lui courait autour aperçut Eusebio et Kukka et accourut vers eux en jappant joyeusement. Le gamin leur fit un grand signe de la main, tandis que le tapage faisait sortir les habitants. Eusebio put à peine poser le pied par terre que le chien lui sautait dessus, réclamant son content de caresses. Le gamin avait laissé ses vaches pour accueillir l'apothicaire.

– Bonjour, Eusebio. Ça f'sait longtemps.

– Bonjour, Caleb. Tu n'as pas cessé de grandir, dis-moi.

Le gamin se frotta l'arrière du crâne, un sourire fier et gouailleur au visage. L'homme d'âge mûr qui s'approchait derrière Caleb salua de même Eusebio, lui souhaitant la bienvenue.

– Fils, dit-il à Caleb, ramène donc les bêtes. J'm'occupe de l'hôte.

– Ouais, Opa.

Le gamin siffla son chien, et tous deux retournèrent à leurs vaches. L'homme prit Kukka par la bride et lança :

– Oh, Caleb ! t'oublies pas quoi, là ?

Le Livre du ChaosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant