Chapitre 36 - Retour (1)

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« Il vivait à peu près claquemuré dans son hospice de Saint-Cosme, prisonnier d'une ville, et dans cette ville d'un quartier, et dans ce quartier d'une demi-douzaine de chambres donnant d'un côté sur le jardin potager et les dépendances d'un couvent, et de l'autre sur un mur nu. Ses pérégrinations, assez peu fréquentes, à la recherche de spécimens botaniques, passaient et repassaient par les mêmes champs labourés et les mêmes chemins de halage, les mêmes boqueteaux et la lisière des mêmes dunes, et il souriait, non sans amertume, de ces allées et venues d'insecte qui circule incompréhensiblement sur un empan de terre. » (Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au Noir, 1968.)



Par crainte, et peut-être par dépit, ou par bravade, Eusebio renonça au trousseau et acheva son bain en rinçant soigneusement les traces de savon sur sa peau. Après quoi, assis en tailleur dans l'herbe, tout en laissant le soleil le réchauffer et le sécher, il joua un moment avec ses perles de Lusragan et finit par les fixer à nouveau dans ses cheveux. Il se sentait l'esprit vide, ni tout à fait serein, ni vraiment troublé, comme détaché de lui-même.

Il retourna à la ferme peu après le déjeuner ; Elya avait laissé quelques restes sur la table, dans le séjour désert. Le jeune homme s'empara d'un quignon de pain, d'une platée de haricots froids, de quelques fruits secs, et les mâcha sans même les savourer. Il regagna ensuite la chambre, à l'étage, s'enroula entièrement dans une couverture propre – Elya s'était contentée de ramasser les draps sales, et d'aérer la pièce –, s'allongea sur le matelas nu et s'endormit.

Doran supporta sa présence deux jours encore, durant lesquels Eusebio ne fut accepté dans le séjour que lorsque personne d'autre n'était présent. Le jeune homme se contentait d'y glaner un peu de nourriture, puis remontait dormir, d'un sommeil profond, sans rêves. La douleur de son genou le réveillait parfois, et il contemplait alors sa jambe comme si elle lui était étrangère, lointaine ; dans un éclat de lune, à travers le carreau cassé, il croyait voir Tora et la saluait d'un sourire, et se rendormait.

Le troisième jour, à l'aube, Caleb attela une paire de bœufs à une charrette qu'il remplit, avec son père, de la dernière récolte de légumes de l'hiver. Eusebio s'installa à l'arrière, les jambes dans le vide, et regarda la route défiler sous ses pieds. Le voyage se passa dans un silence morne, pesant ; Doran et Caleb, menant les bêtes, n'échangeaient pas un mot.

La piste qui sinuait entre les champs laissa place à un chemin à peine plus large, crevé d'ornières. La charrette bringuebalait sur les cailloux à une allure docile. Les roues soulevaient dans leur sillage des volutes paresseuses de poussière. Eusebio, somnolent, finit par s'assoupir, le corps penché de côté, la tête soutenue par un sac de grains.

Un cahot le réveilla, la nuque tout ankylosée, et le jeune homme constata que, sous les roues de la carriole, des dalles disjointes semblaient sortir de la boue pour tracer le seuil des lourdes portes de la ville. Il entendit Doran saluer le percepteur d'octroi. Quelques pièces changèrent de mains – le paysan s'acquittait de la taxe d'importation des marchandises. Au-dessus d'eux, le soleil poursuivait sa lente course vers l'horizon. L'après-midi toucherait bientôt à sa fin.

Eusebio était de retour à Vertemer ; une espèce de lourdeur aigre pesait sur lui.

– On se sépare là, apothicaire, lança Doran par-dessus son épaule.

Eusebio, tout en glissant à terre, réfléchissait à une formule de politesse creuse quand Caleb prit la parole. Ses mots paraissaient mesurés, ressassés – comme s'il lui avait fallu un temps énorme, et une volonté encore plus grande, pour les dire. Leur fiel aussi était calculé, et il frappa l'apothicaire en pleine poitrine.

– Mire, elle est morte et elle reviendra plus. C'est pas pour ça que je vous en veux. Vous aviez promis de revenir, de l'aider à partir sans souffrir. Elle a mis deux semaines à mourir. À la fin, elle nous reconnaissait même plus. Même pas son mari, avec qui elle a passé pourtant toute sa vie, ou presque. Elle a souffert et je vous maudis pour ça.

Sur ces mots, il fit claquer la bride et les bœufs s'éloignèrent, laissant Eusebio seul au pied du haut mur de grès qui ceignait la ville.

Son cœur cognait violemment entre ses côtes quand il les suivit à son tour, de loin, jusqu'à l'ombre des écuries. L'odeur animale le prit à la gorge. Qu'allait-il dire à Abbott pour lui expliquer la perte de Kukka, et du briquet à alcool ? Il n'avait aucune compensation à lui proposer... Des apprentis, chargés de ballots de paille séchée, le saluèrent et franchirent le portique de bois. Soudain effrayé à l'idée de devoir se confronter au colosse qui leur servait de maître, Eusebio voulut reculer de quelques pas et s'enfoncer dans la sécurité relative de la ruelle.

– Maître Bartolomei ? l'interpella une voix tout près de lui.

Kraft Lusragan Bartolomei, fut-il tenté de rétorquer avec aigreur – il s'en abstint et se tourna avec une grimace amère vers l'adolescent rougeaud, en habits de palefrenier crottés, qui se tenait dans l'encadrement du portique.

– J'me disais que j'vous avais reconnu, dit-il en posant sa botte de paille au sol.

Le nom lui revint, comme de très loin.

– Gabe... ? articula-t-il – sa voix lui faisait l'effet de sable au travers d'un lit de cailloux. Gabe ?

– Ça f'sait longtemps qu'on vous espérait plus, continua le palefrenier sans aménité et en le saisissant rudement par le bras. V'nez, Abbott s'ra content d'savoir qu'vous êtes vivant.

Eusebio sentit l'étreinte de Gabe se resserrer en un étau féroce et le tirer à sa suite.

– Abbott ! s'exclama l'adolescent en apercevant son maître au détour d'une stalle vide. R'gardez qui daigne nous r'venir !

Le vieux palefrenier se tourna vers eux. Eusebio ne put s'empêcher de remarquer les articulations déformées, les muscles raidis, les gestes lents et précautionneux, le teint caverneux d'Abbott. Des éclairs de douleur traversaient ses yeux pâles.

– Tiens... Maître Eusebio.

Le jeune homme ne sut quoi dire ; les explications futiles et les grandes promesses de dédommagement se bousculèrent dans sa gorge, avant de venir mourir au bord de ses lèvres – quelques mois auparavant, la première question qu'Eusebio aurait posée à Abbott aurait concerné son état de santé ; cela ne lui effleura même pas l'esprit. Il songea bien, un bref instant, à remercier Abbott pour son briquet à alcool et pour Kukka, qui lui avaient tour à tour sauvé la vie. Mais à quoi bon ? Et après ?

– Les mains vides, à c'que j'vois, constata Abbott d'une voix dure.

– Abbott... bégaya Eusebio.

– L'était robuste et jeune, Kukka, et l'briquet à alcool m'avait pas coûté qu'une dent à Dixy.

« Et moi ? » songea l'herboriste avec amertume, « t'es-tu inquiété pour moi ? T'es-tu demandé si j'étais mort, ou mourant ? Un seul d'entre vous a-t-il seulement espéré mon retour ? » Il aurait pu pleurer des larmes cuisantes, s'il lui en était resté au fond de l'âme.

– Je te rembourserai, Abbott, dit-il.

– Comment qu'vous allez faire ? cracha le vieux palefrenier. Vous avez rien. Et c'est pas comme si votre habileté vous f'sait vivre sur le cuivre et l'argent.

– Je trouverai un moyen. Je te le promets.

Il avait, sans s'en rendre compte, commencé à reculer vers le portique de bois ; il sentit dans son dos la présence de Gabe et se retint de le bousculer et de s'échapper, en dépit de sa jambe où la douleur recommençait à palpiter sourdement, comme une menace voilée.

– J'vois qu'un moyen, moi. C'est d'aller faire obligation de dette devant l'Régent Ancilla.

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