Chapitre 10 - Bibliothèque (2)

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Absorbé à l'aller par la masse imposante de Nassadja qui surplombait l'Aqueduc, l'herboriste n'avait pas fait attention à leur structure. Posés sur une ossature de pierre percée d'arcades, les murs de briques et de torchis laissaient les pièces de charpente – solives, lattes, poutres – apparentes, si bien que l'on ne distinguait les fenêtres que grâce aux reflets dans les carreaux. Les ardoises étaient recouvertes d'une couche épaisse de flocons. Des stalactites gouttaient paresseusement. La neige tombée des toits rendait le pavé glissant, mais l'on avait dispersé du sable en grandes quantités, qui craquait agréablement sous les pieds.

– Je m'attendais à te voir plus enthousiaste, ironisa Al au bout d'un long moment de silence.

– Je m'attendais à ce que ce soit plus facile, rétorqua Eusebio sur le même ton. Je dois en demander beaucoup trop à la fois.

– Sûrement. Que cherchais-tu ?

– Sais pas, grommela l'herboriste, sais plus.

Il poussa un soupir, s'efforçant de se défaire de ses pensées maussades et de sa syntaxe approximative. Cette humeur renfrognée ne lui ressemblait pas ; d'ailleurs, c'était là montrer bien peu de reconnaissance envers Al, qui l'avait conduit jusqu'ici. Aussi Eusebio reprit-il la parole, changeant de sujet :

– Mais toi, Al ? Que cherchais-tu à Nassadja ?

– Mon mentor, admit le petit homme avec un sourire, le Primat Artifex Taledin. Il m'a demandé conseil pour la nomination du prochain Primat Sisä.

– Quand saurons-nous qui a été choisi ?

– D'ici deux semaines, après l'enterrement du Laird Jashan. Mais ne va pas croire que je sais quoi que ce soit, ajouta-t-il en posant un regard acéré sur Eusebio.

– Je ne crois rien, dit l'herboriste pince-sans-rire.

Le petit homme le conduisit jusqu'à une échoppe, protégée du vent froid par une arcade de pierre. Une odeur agréable chatouilla les narines d'Eusebio, provoquant un gargouillement appréciateur de son estomac – le souvenir de son petit-déjeuner lui parut lointain, soudain. Al acheta deux belles parts d'un alléchant pain de viande, ainsi qu'une demi-douzaine de petits biscuits chauds fourrés d'une crème d'amande à la cannelle. Le petit homme tendit la moitié de la tourte à Eusebio et partagea avec lui les gâteaux.

Ils savourèrent leur repas sur le chemin, toujours sagement suivis par Quiro, que son maître menait par la longe attachée à son poignet.

Le pain de viande avait une saveur particulière, légèrement gâchée par la noix de thériaque qu'Eusebio glissa subrepticement entre ses lèvres. Il préférait ne pas prendre de risques, quand bien même Al avait mordu dans le même pain, quand bien même il paraissait improbable que le boutiquier ait mélangé de l'opium à la viande. Improbable ne signifiait pas impossible.

– Comment fonctionne une nomination ? demanda Eusebio en croquant un biscuit.

– Eh bien, dans ce cas de figure, nous avons un Primat disparu. Les trois qui lui survivent se mettent d'accord sur une liste de possibles remplaçants, parmi la caste qui n'est plus représentée. Ensuite, les Yule se décident pour un seul.

– Il s'agit donc d'une élection plus que d'une nomination, alors ?

– Pas vraiment. Les Yule désignent, ils ne votent pas. Il n'existe pas de suffrage comme tu peux en voir ailleurs. Ça permet aux Yule de conserver leur tutelle sur les Primats.

– Je ne comprends pas, admit Eusebio.

– C'est vrai que ce n'est pas si simple, répondit Al après un instant de réflexion. Dans le cas présent, les trois Primats ont émis une liste de noms. Mais si les Yule choisissent de nommer quelqu'un d'autre, rien ne les en empêche. Ils ont tout pouvoir sur la décision finale. Par contre, une fois nommé, un Primat ne peut être destitué. C'est une fonction à vie.

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