Chapitre 15 - Primat (2)

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La Pythie, cette Yule dont personne ne connaissait le visage, ne rendait ses prédictions que rarement. L'on prétendait qu'elle était aveugle à la réalité de ce monde, mais qu'elle percevait très distinctement les nuances et les fissures du Néant, d'où elle tirait ses augures. Seul l'Oracle était capable de les entendre, mais il ne se hasardait à interpréter le sens que de quelques-uns. Al n'ignorait pas qu'un soin presque timoré entourait ces mystères ; les précédentes prophéties, mal comprises, avaient failli mener la Citadelle et Pizance à la catastrophe. L'Artifex ne put cependant s'empêcher de ressentir une bouffée d'orgueil, mêlé d'un soupçon de crainte superstitieuse, à l'idée que son maître lui confiât une telle information.

– A-t-elle prédit le moment où je serai enfin intangible en projetant mon Dharma ? dit-il avec un grand sourire.

– Pas encore, rétorqua Taledin sur le même ton.

L'amusement se percevait dans sa voix, qui prenait alors un timbre chantant, légèrement gazouillant. Mais entre les lèvres ocres, l'inflexion redevint sérieuse, grave, grondante, comme un souffle menaçant parmi les feuillages.

– Il est rare que les Primats soient autorisés à entendre la première interprétation de l'Oracle, expliqua-t-il. Pourtant, à la fin de la cérémonie funèbre en l'honneur du Laird Jashan, il nous a lui-même convoqués. La nouvelle prophétie l'inquiète beaucoup.

– C'est-à-dire ?

– Elle annoncerait la fin de l'ordre préétabli. La Pythie l'a émise le jour de l'arrivée de l'Exlimitus.

– Eusebio ? s'écria Al, surpris. Il serait à l'origine de...

– Ne va pas trop vite, le coupa Taledin en levant une main à l'écorce brune, la prophétie – du moins l'interprétation qu'en fait l'Oracle – ne semble pas le mentionner. Ce n'est peut-être qu'un hasard, mais il ne veut rien exclure.

– Je crois saisir d'où vient l'intérêt de Neser pour Eusebio... murmura Al pour lui-même.

Le Vikar Taledin, même s'il l'entendit, n'en montra rien. Il lui tendit une feuille de parchemin, faisant glisser ses doigts sur la table, jusqu'à lui. Al déplia le morceau de papier et déchiffra la première interprétation de l'Oracle :

« Vienne par tempête et sous la pierre la froide ivraie, lors

Tomberont neige et peur mêlées, car Nassadja aura tourments,

Vienne la pluie, tombent les mots, vienne l'ivraie pluie de morts,

Dans le Rien et le Tout, Néant et Absolu, se perdra,

Et par la force et par la Voix, son double perdra. »

Sur le parchemin, chaque voyelle était surmontée soit d'une minuscule barre horizontale, soit d'un pont renversé exécuté avec légèreté. Des lignes obliques séparaient, de façon aléatoire, certaines syllabes ou certains mots. Parfois, deux traits doubles semblaient diviser un vers en parties à peu près équivalentes. Al ignorait ce que signifiait cette sorte de code étrange, mais supposa que, lorsque la Pythie proférait ses augures, l'Oracle devait entendre une sorte de chant, rythmé, scandé, aussi avait-il choisi de retranscrire ce qu'on lui énonçait de cette façon. La prophétie, en tous les cas, lui paraissait à peu près claire.

– « L'ivraie » dont parle l'Oracle pourrait annoncer de mauvaises récoltes, tenta Al en relevant le nez du parchemin.

– Il est vrai que, mélangée à la farine, elle peut provoquer des empoisonnements, admit son maître. Mais cela n'a pas beaucoup de sens si l'on regarde la deuxième partie de la prophétie.

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