Chapitre 30 - Abîme (1)

4 1 0
                                    

« – Je suis tombé longtemps et il est tombé avec moi. Son feu m'environnait. J'étais brûlé. Puis nous plongeâmes dans une eau profonde et tout fut obscur. Elle était aussi froide que le flot de la mort : elle me glaça presque le cœur.

– Profond est l'abîme que franchit le Pont de Durin, et nul ne l'a jamais sondé, dit Gimli.

– Il a pourtant un fond, au-delà de toute lumière et de toute connaissance, dit Gandalf. Je finis par y toucher, aux fondements les plus reculés de la pierre. Il m'étreignait toujours, et toujours je le tailladai jusqu'à ce qu'enfin il s'enfuît dans de noirs tunnels. Ils n'avaient pas été creusés par ceux de Durin, Gimli fils de Glòin. Loin, loin sous les plus profondes caves des Nains, le monde est rongé par des choses sansnom. » (J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, 1954-1955).



Il accueillit l'ambiance feutrée de la bibliothèque avec reconnaissance, s'abreuva de son silence sacré, de son odeur de parchemin vieilli, de cuir patiné et d'encre noire. En haut de l'escalier de colimaçon, le recoin aux rayonnages encombrés semblait l'attendre, refermant ses bras de coton autour de son visiteur. La lampe jetait des reflets d'or rouge sur les manuscrits, comme une invite.

Le jeune homme grimpa les dernières marches étroites à grand peine, sa jambe parcourue de dards chauffés à blanc, poussé par désespoir plus que par volonté. Son cœur martelait douloureusement sa poitrine. Puis, jetant sa canne dans un coin, il se laissa glisser au sol. Il écouta le papier se froisser et se déchirer dans son dos, quelques rouleaux tomber, entraînés par son mouvement. Il avait tout juste la place d'étendre sa mauvaise jambe ; la plante de son pied touchait le rebord de l'étagère en face de lui. Une planche rude lui rentrait dans les côtes, une autre cognait contre le sommet de son crâne. L'encre épaisse et le vélin humide l'environnaient de leurs effluves secrets et tranquilles.

Des sanglots violents secouèrent Eusebio, et il les laissa le traverser en une vague misérable de douleurs amères, laissa les larmes brouiller sa vue et couler sur son visage. L'herboriste replia ses bras sur son genou valide et pleura, longtemps, en silence, sur Moravia, sur Lenneth, sur ses mois d'errance, sur l'amitié perdue et sur l'amour, sur sa culpabilité et sa lâcheté, sur son égoïsme, sur sa détresse, sur lui-même.

Quand ses pleurs laissèrent la place à des hoquets irrépressibles et secs, l'herboriste renifla, essuya d'un revers de manche la morve qui lui coulait du nez et ferma les yeux, dissimulant à nouveau son visage derrière le rempart de ses bras. Il se concentra sur sa respiration.

Bien que vidé de toute sensation, l'idée de profiter du suicide social de Lenneth le taraudait, le faisant se sentir misérable, minable. Le Lusragan n'accepterait jamais qu'il assiste à son exil. Toutefois, la nécessité de partir d'ici, de quitter Pizance et les montagnes, était plus forte et écrasait de tout son poids le sentiment de culpabilité qui rongeait l'herboriste. Comment s'imposer à la cérémonie – s'il en existait seulement une ? Et quand bien même, si Eusebio parvenait à se glisser parmi la foule, comment réussirait-il à passer la porte d'Onyx sans se faire voir, et sans subir les conséquences de l'Oubli ?

Zygmund Hasko avait-il fui de cette façon ? Plausible, si l'on considérait les délires du vieillard. Impensable, dans la mesure où il se rappelait tout de même de bribes importants de sa vie, qu'il ressassait, sans en changer le moindre détail – par peur, peut-être, que ce à quoi il avait échappé ne le rattrape... ? Eusebio connaissait les symptômes de la maladie incurable d'Altsaïme, il avait soulagé des malades qui en souffraient. Or, si maître Zygmund présentait des troubles liés à la vieillesse, ses capacités mémorielles, elles, étaient intactes. À tel point que, même s'il évoquait souvent sa famille, il gardait secrète l'existence de Pizance – dans un délire sénile, on ne contrôlait ni sa pensée, ni ses souvenirs...

Le Livre du ChaosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant