« D'après ce ministre, pour la parole de qui nous avons la garantie du colonel Henry le faussaire, à la Cour d'assises, le dossier ultra secret est comme le voile de Tanit : qui y touche périt. Si ce dossier est publié, c'est la guerre. » (Georges Clemenceau, Vers la réparation, 1899.)
Ils gagnèrent les cuisines avec lenteur, dans un silence seulement ponctué des claquements de la canne d'Eusebio sur le sol. Le jeune homme dut s'interrompre plusieurs fois pour reprendre son souffle, s'adossant au mur le plus proche et grimaçant sous les élancements douloureux de son genou, lorsqu'il s'évertuait à en chasser les engourdissements. Il lui sembla même que tous les muscles, tous les nerfs et tous les tendons de son bras gauche protestaient violemment sous l'exercice qu'il leur imposait.
Les cuisines presque désertes bourdonnaient faiblement. Le dîner avait été débarrassé depuis longtemps ; les Man rinçaient, essuyaient la vaisselle, sous l'œil sévère de la Kraft Queux Phila, occupée à frotter un plan de travail à l'aide d'un chiffon. Les fourneaux n'émettaient plus qu'une chaleur étouffée, un rougeoiement de braises fatiguées. Dans un coin se trouvaient les pauvres tables branlantes réservées aux Man, qui ne mangeraient qu'à la faveur de la nuit la plus noire ; Lenneth se dirigea de l'autre côté, où un lourd plateau de noyer luisait à la lueur des torches. Il tira deux chaises et fit signe à Eusebio de s'asseoir près de lui, puis il héla la Kraft Queux :
– Qu'est-ce qu'il te reste du repas de ce soir, Phila ?
– Tiens, Lenneth, s'amusa l'interpellée en jetant son chiffon sur son épaule, le bonsoir à toi aussi.
– Enfin, protesta le Lusragan sur le même ton, je suis passé ce midi, et tu as eu le droit à des salutations dignes d'une Yule Khagan !
La bonne femme se retourna enfin, un large sourire flottant sur ses lèvres.
– Et cela te dispense d'un « bonsoir », autrement ? Oh, Eusebio, dit-elle en apercevant celui qui accompagnait Lenneth, je suis ravie de vous voir sur pied.
Sa voix chaleureuse et sincère traversa le cocon de douleur qui enveloppait le jeune homme, lui arrachant un pâle sourire. Une sueur glacée perlait à son front. Sa peau lui semblait pulser, onduler autour de son genou, des picotements, comme des milliards de pointes cuisantes, fourmillaient tout le long de sa jambe.
– Bonsoir, Kraft Queux, articula-t-il cependant.
– Au moins un qui est poli, lança-t-elle à Lenneth avec amusement. Prends-en donc de la graine, Lusragan.
Elle ne reçut pour toute réponse qu'un haussement d'épaules vaincu. Phila fronça les sourcils.
– Je m'attendais à plus de répartie de ta part...
– Je suis fatigué, Phila, éluda Lenneth en esquissant un sourire las. Et Eusebio aussi. Aurais-tu de quoi nous redonner un peu de forces ?
– Oui, bien sûr. Je vais vous chercher ça.
Pendant qu'elle s'affairait, soulevant les couvercles des marmites posées sur le feu, dans l'âtre, remplissant généreusement deux assiettes, rompant une miche de pain bis, Eusebio se demanda si les cuisines étaient le meilleur endroit pour discuter sereinement. Lenneth faisait-il tant confiance à Phila, ou aux Man qu'elle houspillait à la façon d'une mère, les dérangeant dans leur tâche, tandis qu'elle prenait des couverts encore humides de leurs mains ?
Devant le plat de haricots rouges fumant délicieusement sous son nez, et après le parcours semé d'embûches qui l'avait conduit jusqu'ici – il n'aurait jamais pu imaginer à quel point le chemin jusqu'aux cuisines lui paraîtrait long, et il avait perdu le compte des dalles descellées sur lesquelles il avait trébuché –, Eusebio se découvrit une faim d'ogre. Il s'interrompit brusquement cependant, en proie au doute, la cuillère suspendue au-dessus du vide, à quelques centimètres de sa bouche. Pouvait-il jurer n'avoir jamais quitté la Kraft Queux du regard pendant qu'elle leur servait à manger ? Pouvait-il avec certitude affirmer qu'il n'y avait pas d'opium mélangé à son plat ? La faim le tenaillait, grondante, béante. Était-il prêt à prendre ce risque ? Le jeune homme décida que non et reposa sa cuillère, cherchant des yeux un prétexte pour ne pas avoir à toucher à son plat ; sa réflexion ne lui avait pas pris plus d'un quart de seconde, et, près de lui, son ami se contentait de triturer ses haricots du bout de son couvert.
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Le Livre du Chaos
خيال (فانتازيا)Eusebio est un apothicaire reconnu dans son village de Vertemer et ses alentours. Comme tout herboriste, il doit régulièrement partir en quête des plantes nécessaires à la concoction des remèdes qu'il prescrit, tout comme à l'approche de cet hiver d...