« Comment décrire le mouvement de ses cheveux dans le vent, la façon dont ses yeux passaient de l'ambre profond au brun somptueux selon son humeur et la couleur de sa robe ? Que j'aperçoive sa jupe écarlate et son châle rouge dans la foule du marché et plus personne n'existait qu'elle. C'est là une magie dont je puis témoigner et, bien que je puisse en noter les effets dans mon catalogue, nul autre que Molly ne savait la manier avec autant de talent. » (Robin Hobb, L'Assassin Royal, t. 1, 1998.)
Eusebio ne pensait à rien. Ses reins le lançaient délicieusement. Même la douleur de sa jambe s'était faite ténue, si ténue qu'elle ne lui paraissait plus qu'un résidu de souvenir. Lovée contre lui, blottie entre ses bras, Tora dormait, son souffle calme caressant sa peau. Ses cheveux châtains, d'où émanait une légère senteur de savon, lui chatouillaient le cou. Le jeune homme ne tarda pas à s'assoupir à son tour.
Il lui sembla se souvenir qu'il étouffait – ou était-ce un simple rêve ? Il ne voyait rien qu'une étendue bleutée, mouvante, à perte de vue. Frangé de couleurs chatoyantes, d'opale, de bronze et de pourpre, son cauchemar éclata en bulles de charbon à ses narines. La peur remplaça l'inquiétude, le besoin d'air comprimait, compressait ses poumons, mais son instinct lui dictait de garder les lèvres closes. Eusebio griffa l'eau, se débattit en vain, rua, et soudain sa bouche s'ouvrit sur un cri de panique et s'emplit de noirceur.
Il se réveilla en sursaut, la respiration hachée, la sueur emperlant son front. Tora n'était plus là. Le courant d'air bienvenu passant la lucarne vint sécher sa peau moite, avant de chasser un bout de parchemin qui traînait sur la commode, et qu'Eusebio saisit entre ses doigts lorsqu'il fit mine de glisser au sol. Le jeune homme reconnut un brouillon de papier médiocre, gribouillé d'un côté de lettres hésitantes, vestiges de son apprentissage auprès d'Arminius – plumes, encre, carnets et feuilles éparses occupaient désormais une large moitié du meuble massif, à côté de la cuvette de cuivre.
L'écriture ample et aérée de Tora s'étalait au verso du papier.
« Eusebio,
Te voyant si bien dormir, j'ai préféré m'éclipser sans te réveiller. Il me faut reprendre mon quart. Je serai dans mes quartiers ensuite... si cela te tente de m'y retrouver, je nous ferai apporter le repas. »
Au dehors, la course du soleil indiquait encore quelques heures de jour. Son cauchemar s'étiolait en brume filandreuse. Un sourire espiègle collé au visage, sifflotant sans même s'en apercevoir, Eusebio fit un brin de toilette, saisit manteau et canne, et sortit dans la salle commune. Bien que la douleur soit réduite, au fond de sa conscience, à une griffe crochetant sa chair, et bien que les diverses contusions et meurtrissures de son corps le tiraillent comme autant de crampes, le jeune homme décida de gagner au moins la métairie. Là, peut-être Kukka serait-elle contente de le voir, et si lui-même se sentait assez de force pour parcourir les interminables corridors de Nassadja, pousserait-il jusqu'à la bibliothèque, histoire de faire passer le temps plus vite. L'idée de passer entre temps rendre visite à Maître Arminius l'effleura ; si le vieil homme acceptait de lui redonner de la thériaque, en attendant de pouvoir s'en procurer de nouveau... ?
L'herboriste gagna donc, sans hâte, le Guet, descendit les marches à pas comptés, claudiqua dans les rues de Pizance, contournant le verglas qui tapissait la chaussée, par endroits, en plaques épaisses que dissimulait la neige bourbeuse. Il s'arrêta devant la porte du vieux Magister, mais n'obtint aucune réponse. Eusebio se promit de retenter sa chance sur le chemin du retour.
Lorsqu'il parvint devant la métairie, un fin voile de sueur lui collait à la peau, sa respiration saccadée dessinait des volutes de brume devant son visage, le froid lui picotait les joues et le front, laissés à découvert, et son genou protestait sous l'épaisseur de fourrure, mais Eusebio se sentait curieusement revigoré, plein d'allant – comme il ne l'avait plus été depuis des siècles, semblait-t-il.
Les écuries lui soufflèrent leur haleine chaude en plein visage. Le puits de lumière, au-dessus de la cour intérieure, dispensait un vif éclairage, malgré les nuées lourdes et sombres qui avaient accompagné l'herboriste le long du chemin. Quelques Man s'affairaient au nettoyage des stalles, tandis que d'autres menaient les bêtes vers le monte-charge. Eusebio trouva Kukka dans un compartiment fraîchement entretenu, un peu à l'écart. La jument, au son de sa voix, passa la tête par l'ouverture au-dessus de la porte de sa stalle, vint fourrer ses naseaux dans le cou de l'herboriste et souffla doucement en signe de bienvenue. Le jeune homme la flatta, caressa le poil rugueux sous le menton et le long de l'encolure, puis ouvrit la porte, guidant Kukka à l'aide de son licou. Il savait où trouver quelqu'un pour l'aider à harnacher sa monture, aussi se dirigea-t-il vers la cour intérieure. Mais ils n'eurent pas mis pied et sabot sur les dalles couvertes de paille propre qu'un Kraft Däriger, reconnaissable à son long tablier de cuir sur lequel était accrochée une fine plaque de fer, gravée de têtes animales, aborda Eusebio, lui prenant fermement la bride des mains.
– Laissez, Kraft Lusragan. Je vais vous préparer une autre monture.
– Pourquoi donc ? s'étonna Eusebio. Kukka conviendra très bien...
– Elle doit s'accoupler avec un étalon. Je comptais justement la conduire dans la salle de reproduction réservée à cet effet...
– Je vous demande pardon ?
– C'est une bête qui résiste bien au froid, elle fera une excellente génitrice.
– Vous n'avez pas le droit... !
Le Däriger inclina la tête de côté, une expression de surprise affectée peinte sur ses traits.
– Kukka vous appartiendrait-elle ?
– N... Non, mais...
– Et quand bien même ce serait le cas, l'interrompit l'homme avec un sourire mielleux, vous comprendrez que les intérêts de la métairie et de Pizance passent avant tout. Rien ne vous appartient, ici, tout compte fait.
Satisfait, le Däriger s'éloigna sur ces mots, tirant Kukka par la bride. Eusebio resta planté là, suivant des yeux, sans réagir la jument qui disparut au détour d'une stalle. Le souffle lui manqua, il fut pris d'un vertige nauséeux, s'appuya au chambranle d'une porte, la main à la bouche, les yeux écarquillés, en proie à une horreur sans fond, soudain dépossédé de tout ce qu'il lui restait, de tout ce qu'il était encore, de tout ce qui faisait de lui Eusebio Bartolomei. Kukka, son dernier lien avec son ancienne vie d'apothicaire, venait de lui être retirée. Le jeune homme se laissa glisser au sol. Sa canne cliqueta sur les dalles, et le son sembla résonner, lugubre, à l'infini. Eusebio déglutit, fouilla du regard, vainement, la blancheur aveuglante qui lui recouvrait brusquement la vue, à la recherche de la moindre chose à laquelle se raccrocher.
L'éclat rougeâtre d'un mors, suspendu à un clou, lui rappela, sans qu'il sache trop pourquoi, le feu cuivré qui couvait dans les yeux d'Al. Il songea à son talent d'Artifex, à sa capacité à projeter l'illusion du dragon. Son ami pourrait l'aider. Il devait en être capable.
Eusebio s'agrippa aux moellons mal équarris du mur, dans son dos, força ses bras à soutenir son corps et à le relever. Il ne prit même pas garde aux échardes s'enfonçant dans ses doigts, ni à ses ongles qui saignaient de s'enfoncer si durement dans les aspérités de la pierre. Titubant, serrant convulsivement sa canne dans son poing, il quitta la métairie.
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Le Livre du Chaos
FantasíaEusebio est un apothicaire reconnu dans son village de Vertemer et ses alentours. Comme tout herboriste, il doit régulièrement partir en quête des plantes nécessaires à la concoction des remèdes qu'il prescrit, tout comme à l'approche de cet hiver d...