Chapitre 23 - Doutes (1)

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« Si j'avais compris, je serais accouru ; j'aurais abandonné l'armée ; je ne serais pas sorti de Carthage. Pour t'obéir, je descendrais par la caverne d'Hadrumète dans le royaume des Ombres... Pardonne ! c'étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelque chose m'entraînait ! Je tâchais de venir jusqu'à toi ! Sans les dieux, est-ce que jamais j'aurais osé !... Partons ! il faut me suivre ! ou, si tu ne veux pas, je vais rester. Que m'importe...Noie mon âme dans le souffle de ton haleine ! Que mes lèvres s'écrasent à baiser tes mains ! » (Gustave Flaubert, Salammbô, 1862.)


Un jeune Man vint déposer le médicament promis par Lenneth une éternité, sembla-t-il, après que celui-ci fût parti. Les cachets roulaient d'un bord à l'autre du plateau tandis que le serviteur poussait la porte et entrait silencieusement dans la chambre ; Eusebio se retint de hurler de dépit devant l'équilibre précaire de l'ensemble, à la vue de ces ridicules palliatifs à la douleur qui menaçaient de tomber. La tisane déborda en partie de sa tasse et éclaboussa deux des comprimés, au moment où un nouveau roulis les faisait dangereusement glisser près du bord, et les délaya légèrement. L'herboriste arracha violemment le plateau des mains du Man, au risque de tout renverser, n'entendit pas les excuses bredouillantes du jeune garçon et le poussa dehors sans ménagement, claquant la porte dans son dos.

Debout au milieu de sa chambre, le corps entier tremblant de souffrance et de rage, l'apothicaire étreignit son précieux remède, enfonça les arêtes de bois saillantes du plateau dans ses côtes, tout en s'efforçant de calmer les tressaillements incoercibles de ses membres, tentant de réfréner l'irrépressible et vaine nécessité d'avaler les comprimés sans plus de cérémonie. Il se lécha les lèvres, déglutit, lâcha un sourd gémissement. Puis, il posa le plateau sur la commode, avec une lenteur exagérée, contemplant la tisane qui refroidissait, les trois cachets qui cliquetaient contre le rebord de la tasse, et les deux autres qui achevaient de se diluer. Eusebio attrapa ceux-là, les glissa entre ses lèvres et les mâcha, sans même prendre le temps d'avaler une gorgée de tisane pour les faire passer plus facilement, oublieux du goût abominablement amer qui lui tapissait la bouche, à peine conscient qu'il se léchait le bout des doigts, qu'il essuyait soigneusement le plateau, là où les cachets avaient laissé des résidus blanchâtres et humides. Le jeune homme n'hésita qu'un bref instant avant d'engloutir le reste des comprimés, s'aidant cette fois-ci de la tisane. Il porta la tasse à ses lèvres avec tant de hâte qu'une partie de son contenu tiède coula sur son menton et sa tunique.

Eusebio resta un moment immobile, les yeux fermés, les doigts plaqués sur la bouche, comme s'il voulait retenir, absorber encore cette odeur poudrée si caractéristique de la reine-des-prés, oscillant doucement sans s'en rendre compte, persuadé que la douleur reculait déjà, qu'elle s'estompait – alors qu'il était bien trop tôt pour ressentir un soulagement, même infime.

La tête lourde, il se débarrassa de ses vêtements, en les laissant simplement tomber au sol en un tas informe, et se glissa entre les draps ; mais le contact du tissu sur sa peau rougie et enflée lui arracha un cri, qu'il étouffa dans le creux de son bras. Des larmes d'impuissance amère roulèrent sur ses pommettes, jusque dans ses oreilles. Il rejeta la couverture d'un geste sec, soupira, essuya ses joues humides sur le coin de son oreiller. Le froid qui lui picotait le cou, les bras et le torse s'intensifia – Eusebio redressa la tête et s'aperçut que la lucarne était restée ouverte. Le jeune homme, harassé, excédé, à bout de patience, se releva sans ménager sa mauvaise jambe, conscient qu'il le regretterait amèrement, fit claquer la petite fenêtre ronde d'un ample mouvement rageur, avant de se laisser retomber sur ses oreillers. Il tâcha de trouver le sommeil, tous les muscles de son corps contractés, les mâchoires serrées, la respiration saccadée, une douleur ténue palpitant encore dans son genou.

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