Chapitre 14 - Lusragan (1)

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« Érasistrate. – J'aurais bien voulu donner à tous ces modernes, et à vous le tout premier, le prince Antiochus à guérir de sa fièvre quarte. Vous savez comme je m'y pris et comme je découvris,par son pouls qui s'émut plus qu'à l'ordinaire en la présence de Stratonice, qu'il était amoureux de cette belle reine, et que tout son mal venait de la violence qu'il se faisait pour cacher sa passion. »  (Fontenelle, Dialogue des morts, 1683.)


En haut, tout en haut de son pic rocheux, l'immuable citadelle aux mille dieux le surplombait. Des écharpes de brume frileuse venaient s'accrocher sur ses innombrables tourelles et, tels de pâles esquifs brisés, flottaient au large, à la merci des vents. Certains s'étaient engouffrés sur l'Aqueduc, entre les rangées de maisons construites à flanc de vide, et chuchotaient leurs secrets à l'oreille d'Eusebio.

Sous les sabots de Kukka, que l'apothicaire faisait avancer à un petit trot tranquille, le sable répandu sur la chaussée craquait. Il régnait, sur la rue pavée de l'Aqueduc, une certaine animation : les étals ouverts ployaient sous les cuirs travaillés, les bijoux rutilants, les menus outils de cuivre ou de bois ; de-ci, de-là, des volutes de vapeurs aux fumets alléchants s'échappaient des échoppes, sous les arcades de pierres ; les boutiquiers vantaient à tout va leurs produits, l'un, la douceur d'un tissu aux couleurs printanières, l'autre, la qualité d'une ceinture aux motifs dorés... Cette agitation rappelait à Eusebio les jours de marché à Vertemer, n'étaient les Man qui, au milieu des badauds de plus haut rang, venaient discrètement effectuer les courses de leurs maîtres. L'apothicaire, serrant la mâchoire, n'osa pas lui-même réagir, devant l'indifférence de la foule, lorsque l'un des domestiques se fit sèchement rabrouer par un orfèvre à qui il rapportait un bijou cassé. Le regard presque méprisant que lui porta le Man, toutefois, lorsque ce dernier se sentit dévisagé, lui fit détourner le sien, coupable, meurtri, honteux. Kukka dut comprendre quels sentiments animaient son maître, la tension qui l'habitait : après une torsion nerveuse des oreilles, elle adopta une allure plus impatiente, souffla son inquiétude par les naseaux. Eusebio s'efforça de relâcher son étreinte sur les rênes et laissa sa jument le guider au milieu des piétons et des quelques cavaliers.

Au bout de l'Aqueduc, l'apothicaire démonta devant l'écurie, et un palefrenier au crâne tondu vint aussitôt s'occuper de Kukka. Après une dernière caresse, accompagnée de quelques quartiers de pomme au creux de la main, Eusebio la laissa aux soins du Man et grimpa l'escalier qui menait au parvis, passa le portail gigantesque, traversa la cour et de là gagna l'ombre du Panthéon, sous le regard mort des deux Veilleurs à l'entrée. Eusebio les salua avec respect, les bras cependant parcourus d'une chair de poule désagréable. Il ne s'attarda pas entre les colonnades, repéra sans peine le long couloir étroit percé d'une unique porte à linteau bas et s'y engouffra, laissant avec plaisir la sereine quiétude de la bibliothèque l'envelopper de nouveau tout entier.

Au-dessus de lui, les longues aiguilles de l'horloge égrenaient leur tranquille avancée. Eusebio descendit l'escalier en colimaçon, s'attarda un moment à reprendre ses repères parmi les rayonnages marqués de lettres dorées. Au fond de l'immense salle, en partie étouffée par la lourde tenture qui masquait l'arcade, lui parvenait une joyeuse cacophonie, mêlant le bruissement des pierres ponces, le crissement des plumes, le froissement du papier et du cuir, les mélodies fredonnées et petits airs sifflotés – ainsi se tissait l'hymne de l'atelier des copistes, changeant à chaque minute, mais toujours chantant et, étrangement, façonné d'une curieuse harmonie.

Eusebio tira de sa sacoche le petit cahier relié de cuir qu'il avait acheté. Il y avait méticuleusement tracé un plan succinct des différents rayonnages, tâchant d'y répertorier les quelques rouleaux et manuscrits qu'il avait compulsés jusqu'alors. L'apothicaire constata cependant, en recherchant l'un des écrits inventoriés sur son carnet, que les ouvrages, comme doués d'une malicieuse humeur vagabonde, semblaient parfois replacés au petit bonheur la chance – il repéra celui qu'il convoitait, presque par hasard, tout au bout de la travée, après plusieurs minutes de fouilles vaines, coincé entre un rouleau de parchemin et le fond de l'étagère. L'herboriste se rappelait parfaitement l'avoir remis à la place où il l'avait trouvé, la veille ; soit quelqu'un après lui avait eu besoin de consulter cet ouvrage, soit un esprit malin s'amusait aux dépends des visiteurs de la bibliothèque. Souriant à cette idée, Eusebio décida toutefois de consigner dans son calepin autant de choses que possible, afin de ne pas perdre de temps en recherches infructueuses à l'avenir.

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