XXIV

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« Perhaps it is the greatest grief after all to be left on earth when another is gone. »

-Madeline Miller, The Song of Achilles

Elias

Il est trop tard pour faire demi-tour.

Cela fait des heures que je me répète cette phrase en boucle, comme un mantra. Un jour, Cléa m'a dit que si l'on ressassait suffisamment la même idée, on pouvait finir par y croire vraiment. « C'est comme te piéger toi-même, tu dois réussir à te convaincre », m'avait-elle dit. J'espère qu'elle disait vrai car je n'arrive pas à m'enlever l'idée que je viens de passer un point de non-retour. Mais surtout, je sens que le pire est encore à venir. Pourtant, une femme est morte. Une femme est morte et je suis convaincu que son dernier souffle ne marquera pas la fin de cette avalanche de tragédies.

Le meurtre de madame Clairet, je pourrais l'attribuer à Julia. Je pourrais même me l'attribuer à moi-même, laisser la culpabilité m'envahir et me persuader que son sang souille mes mains. Je pourrais en arriver là mais je ne le ferai pas.

Ce n'était probablement pas un accident, d'accord. Nous sommes les dernières personnes à l'avoir vue en vie, d'accord. J'ai laissé Julia seule avec elle durant quelques minutes et je n'ai aucune idée de ce qui s'est passé durant mon absence, d'accord. Je ne sais pas non plus ce qui se trouvait dans le fameux sac que Julia m'avait demandé de prendre, d'accord aussi. Tout ça, je le reconnais mais en aucun cas, je n'endosserai la responsabilité de la mort de cette femme.

En réalité, je me fiche de savoir pourquoi ou comment madame Clairet est morte. Je me fiche aussi de savoir qui s'est sali les mains. Tout ce qui compte, c'est qu'elle ne pourra plus jamais faire de mal   ni à Cléa et à Maxime. Julia et moi avons rempli notre contrat avec celui-ci : sa grand-mère est hors-jeu.

Il y a quelques semaines encore, j'aurais été horrifié par tout ce qui nous arrive et surtout, par ma manière d'y réagir. Je me serais dit que jamais je ne pourrais en arriver à un point où j'aurais perdu toute notion de morale. C'est vrai, je réalise que j'ai abandonné un peu de mon humanité et de ma compassion sur le bord de la route mais ce ne sont pas de belles valeurs qui vont me sortir de cette folie. Mon avis change d'une minute à l'autre, je doute et je remets sans cesse tout en question. Evidemment, j'ai envie de fuir. Evidemment, j'ai peur. Dans ces moments-là, j'essaye de me rappeler ce qui m'a amené ici : protéger Cléa, nous protéger tous.

Et ce n'est pas de Julia ou même de moi que je dois les protéger, c'est de Théa et de la chose qui l'habite. J'ai été assez naïf pour la laisser rentrer dans nos vies et tout chambouler. Assez naïf que pour lui faire confiance et tout faire pour la sauver... Maintenant c'est à moi de réparer cette erreur et de la renvoyer là d'où elle vient. Elle a causé assez de problèmes et Dieu seul sait de quoi elle pourrait encore être capable.

Cependant, alors que je me tiens face à son père, cerné par un torrent de neige, je pourrais presque commencer à avoir pitié d'elle. Si c'est ça l'homme qui l'a élevée, pas étonnant qu'elle soit bien partie pour devenir une sociopathe. Un ventre proéminant, des yeux vitreux qui sentent l'alcool, un visage grisâtre mangé par une barbe, des cheveux mi- longs gras et emmêlés, voilà le tableau qu'il offre. Pitoyable.

-Excusez-moi, commence Julia d'une voix douce en grelottant sous son écharpe, vous êtes bien monsieur Dumont ? Est-ce que l'on pourrait vous parler une minute ?

Lorsque Julia m'a parlé d'aller rendre visite au père de Théa, j'étais plus que sceptique. Si ce que sa fille m'a raconté est vrai, ce type n'est qu'une ordure qui n'a eu aucun scrupule à abandonner sa gamine dans un asile psychiatrique. Même si je ne tiens pas particulièrement à la défendre, la place de Théa ne se trouve pas dans un tel endroit. Son cas est si particulier que je suis certain que des scientifiques adorerait se pencher dessus. Elle aurait dû avoir l'opportunité de comprendre ce qu'elle était et comment le contrôler au lieu d'être jetée dans une cellule comme une folle à lier. Cela nous aurait évité de subir tout ce qui se passe aujourd'hui.

NoxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant