2 juillet 1645

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« Even though you don't mean to hurt me, you keep tearing me apart."

—Shawn Mendes, "Mercy"

***

Elle aurait aimé n'avoir que sa vie à perdre.

Voilà la seule pensée qui vient à mademoiselle Martel lorsque l'on la jette aux pieds de l'hôtel. Elle connait ces dalles froides, elle y a posé ses genoux auparavant et ce crucifix devant lequel on la force à se prosterner, elle l'a priée de si nombreuses fois. Elle l'a prié pour protéger la petite vie qui s'épanouit un peu plus chaque jour en elle, ce petit être condamné avant même d'avoir pu voir la lueur du jour.

Depuis toujours, elle protège sa foi comme un cadeau, un bout de bois auquel se raccrocher durant les pires tempêtes mais désormais, elle la porte comme une croix qui meurtrit un peu plus ses épaules à chaque pas. Cette église qui fut pour elle un refuge, un endroit où elle venait puiser son énergie s'est transformé en tribunal. Ces murs seront les seuls témoins de ses derniers jours, ses dernières heures. Elle ne s'imagine pas qu'ils absorberont ses cris et ses souvenirs pour les préserver à travers les siècles, derniers témoignages de son calvaire. Et pourtant, ses pierres ont même gardé une partie de moi en elle. Il faut dire que j'ai passé tant de temps ici, penché au-dessus de l'épaule d'Eléonore, en la suppliant de m'abandonner et de me laisser partir... Je ne voulais la forcer à me faire face jour après jour mais c'était plus fort qu'elle, elle m'invoquait encore et encore.

En ce jour de juillet 1645, elle m'a traîné de force à ses côtés. Mais comment pourrait-on l'en blâmer ? Elle se tient agenouillée, pieds et poings liés, le visage couvert d'ecchymoses, sa robe déchirée et son regard si lointain. Sur le parvis de l'église, le village entier semble s'être rassemblés pour réclamer son exécution immédiate mais les quelques hommes aux cols romains qui se trouvent dans l'édifice savent qu'ils devront passer par un procès. Ils ont donc convoqué les quelques notables de Clairemont et fait amener la coupable. Bien évidemment chacun connait déjà l'issue de ce jugement mais il est tout de même indispensable d'obtenir des aveux. Et peu importe les méthodes qui devront être employées, ils les obtiendront.

Après l'avoir jetée par terre comme une vulgaire poupée de chiffon, il la relève et la ligote sur une chaise.

« Reconnaissez-vous être coupable de sorcellerie ? »

« Non. »

Elle pense à la proposition d'Henri. Il y a quelques heures encore, elle aurait pu tenter de fuir à ses côtés dans la nuit. Elle aurait pu saisir sa seule chance de s'en sortir.

« Reconnaissez-vous avoir pris part au sabbat et avoir copuler avec différents démons ? »

« Non. »

Elle aimerait pouvoir toucher ses lèvres, être sûre qu'elle n'a pas rêvé chaque baiser, chaque moment qu'ils ont partagé. Elle aimerait pouvoir effleurer sa peau ne fut ce qu'une dernière fois.

« Reconnaissez-vous avoir volé les potions et autres herbes au domicile de la guérisseuse ? »

« Non. »

Plus que tout, elle voudrait lui dire qu'elle porte son enfant. Elle aurait dû lui avouer bien avant mais n'aurait-ce pas été cruel de lui faire miroiter un avenir en tant que père et le lui arracher dans la foulée ?

« Reconnaissez-vous avoir empoissonné certains villageois innocents ? »

« Non. »

Les heures défilent, les questions s'enchaînent, toutes suivies de la même réponse négative. Elle avait promis de se battre et c'est ce qu'elle fait autant qu'elle le peut. Après tout, lorsque vous êtes seule, poings et pieds liés, face à une assemblée d'hommes qui n'attendent que vos aveux pour vous brûler vive, que voulez-vous faire d'autre ? Vous ne pouvez que résister, refuser de céder immédiatement, nier encore et encore.

NoxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant