VI. Colorie ce vide

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- Danielle -


C'est revenu. Ce truc bizarre que j'avais ressenti il y a quelques années. Ce vide. Ce vide qui fait mal, ce vide qui m'arrache ma jeunesse. Il s'empare de parcelles de mon ventre, il le grignote et me plonge de plus en plus dans le néant.

Il a commencé à apparaître sans que je ne m'en rende vraiment compte il y a plus de trois ans. Malgré tout, j'aime mes parents, j'aime mon grand frère. J'aime mes amis, mes autres frères de cœur. Mais j'avais tout de même ce trou qui grandissait. J'ai été voir des psychologues, les médecins spécialisés dans les trous comme le mien, et j'étais considérée comme « bizarre », si on va plus loin on peut même parler de folie. Moi c'est plutôt les autres qui me paraissaient fous, ceux qui n'avaient pas de trou dans leur ventre. Ceux qui étaient heureux sans raison, ceux qui savaient à l'avance où ils allaient, ceux qui savaient qui ils étaient sans avoir rien vécu. Putain, comment on peut réussir tout ça ? Le bonheur c'est la normalité ? Ou c'est juste un truc que tout le monde veut gagner ? Un peu comme pour une coupe, on a une course à réussir pour le remporter, avec une notice et des règles. T'as même des étapes : case Bac, case étude, case boulot, case mariage, case enfant, case mort. Moi j'ai toujours été du genre casse-gueule.
A cause de mon trou, j'avais même pas l'honneur d'être dans la fin du peloton, j'étais hors compétition. Personne m'avait jamais dit qu'il fallait courir. J'avais pas de notice, moi.

Au lycée, j'ai couché avec pas mal de mecs pour me remplir, et faire comme les grands. Avec des grands coups de rein j'avais la sensation éphémère d'être peut-être heureuse, épanouie. Forcément, ça ne durait pas. J'ai aussi tenté avec la nourriture, je m'enflais comme une bombonne de chips, de saucisson, de pâte, de tout ce qui était gras et facile. Les mains pleines d'huile et de sucre, je n'éprouvais aucun plaisir. Je culpabilisais alors j'allais me purger dans les toilettes. Heureusement pour moi, ça n'a duré qu'un temps. Un temps suffisant. J'avais perdu tellement de poids en si peu de temps que tout le monde s'était mis à m'appeler l'anorexique dans les couloirs. Mon trou commençait à se voir.

Pour être honnête, j'en avais strictement rien à faire. Les autres, leurs avis, ça a jamais été mon fort. Ça m'agaçait plus pour mes vrais amis, ceux qui savaient voir derrière tout ça, qui se contentaient pas d'observer le spectacle de mes côtes qui se dévoilaient soudainement au grand monde. J'étais pas un numéro de cirque pour eux, pas une simple fille bizarre obsédée par le chiffre sur la balance. C'était faux. Je me suis jamais pesée tout du long, j'en avais pas besoin. Le chiffre on s'en tape, les mathématiques ça résout beaucoup de problèmes, mais ça résout pas le malheur.

Je pouvais pas leur expliquer mon mal être. Je n'avais aucune raison d'être aussi malheureuse. Pas plus que les autres ados. Je me posais beaucoup de questions, si c'était moi, si c'était les autres, si ça passerait, si j'étais sûre de savoir ce qui n'allait pas. Ma réponse changeait tous les jours.

Et puis, je me demandais aussi si on devait obligatoirement avoir une raison pour décider qu'on aime plus sa vie ? Je n'avais ni but ni intérêt pour rien, et encore moins pour mon avenir. C'est pour ça que je n'ai pas réellement planifié ma mort, j'en aurais bien été incapable. Un plan. Une direction. Une explication. Non, non, ça les plans, je déteste.

Mais quand je me suis retrouvée dans mon bain ce soir-là, mes parents sortis et mon frère parti étudier à l'autre bout du pays, l'éventualité m'a traversée l'esprit. Parce que quand on est seuls, on a le temps de penser à un milliard de choses toutes plus stupides les unes que les autres.
Je me suis laissée couler dans le fond, pour voir ce que ça faisait la mort, si c'était plus agréable, plus simple. Je me sentais bien. J'étais nue comme un ver, si légère. Les médocs m'enveloppaient dans une espèce de truc rassurant, une sorte de mélancolie programmée. La gravité ne me pesait plus, je n'avais plus rien à porter, pas même mes soucis. J'étais enveloppée dans cette chaleur et mes cheveux remontaient vers le haut comme si je chutais dans mon propre vide. Quand l'eau est entrée dans ma gorge, ça avait du sens, ça me remplissait. En fait, j'ai compris mon problème à ce moment-là. J'ai des poumons mais je trouve pas ma place sur terre. Théorie de la sélection naturelle mon cul : dans l'eau, c'est là que j'avais soudainement la sensation de survivre.

Où est David ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant