XXI. Se relever

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- Achille –


Le choc est rude. Je me frotte la tête parce que j'ai l'impression qu'on m'a assommé avec un marteau. En réalité, on m'a assommé avec des mots. Des mots que personne n'aime prononcer, surtout pas moi. « Drogue », « Alcool », « Suicide ». C'est comme une bande-son qui se répète, comme un disque rayé, j'ai les oreilles qui sifflent, peut-être que je vais exploser. Ça s'amplifie, j'ai beau presser mes mains contre mes tempes pour que tout s'arrête, j'ai l'impression que ça ne fait qu'empirer.

Je suis parti, j'ai quitté le camping-car. Personne n'a essayé de me retenir, j'ai tourné les talons et je sais ce qu'ils se sont dit, je le sais : « ça y est, ça faisait longtemps qu'on l'avait pas vu ce dos ». D'autres mots s'ajoutent à ma musique répétitive : « Australie », « Soleil », « Surf ». Je crois que je titube.

Je déteste les rues de Munich, tout semble sortir d'une boule à neige, j'ai envie de tout renverser, j'ai envie de tout casser, j'ai envie de briser le verre pour m'échapper. Dans une allée vide, je laisse la rage me dévorer, le monstre est là, il était terré depuis longtemps, il a deux yeux bleus, les mêmes que mon père. Ils me fixent et j'hurle encore, j'enrage, je fulmine. Je renverse les poubelles avec mes pieds, mes bras, tout se mélange. Je me saisis d'une barre en fer qui traîne sur le sol humide et frappe le mur. Je le frappe si fort que le bruit m'en aveugle. Il me faut plusieurs minutes pour finalement entendre des hurlements de riverains en allemand. Ça ne m'aide pas à m'arrêter. Mes mains rougissent sous l'effort, mes muscles se gonflent, ma respiration s'essouffle, je frappe. Je frappe. Je frappe. Je suis épuisé, la barre me tombe des mains et mon corps me tombe des jambes. Je n'ai plus la force d'hurler, je n'ai plus la force de frapper, les deux yeux bleus se ferment. Je les déteste, je déteste ces yeux bleus, je crache par terre. J'ouvre mes yeux noirs, un type âgé d'une vingtaine d'années qui est sans doute un SDF m'observe sans broncher. Il marmonne une phrase en allemand que je ne comprends pas.

Ça m'énerve. Mais je n'ai plus de force, je détourne le visage. Il ne semble pas se vexer. Je crois qu'il a l'habitude des gens qui ne parlent pas. Il me fait rouler une bouteille d'alcool sur le sol avec son pied. Je redresse les yeux, il arbore un sourire, il lui manque une dent sur le devant.

- Nein. I'm good, j'assure en repoussant la bouteille de ma main.

Il rit. Il se marre. Je sais pas si c'est mon accent ou la situation. Quand je lui tends mon majeur, son hilarité redouble. Je m'apprête à me tirer, pour éviter de lui enfoncer la barre en fer dans le crâne, mais il dit quelque chose qui me stoppe dans mon élan.

- We're not good dude, lâche-t-il entre deux rires.

On se tape la bouteille à deux l'heure suivante, je capte rien de ce qu'il me dit la plupart du temps. Mais l'alcool qui monte semble être comme une potion magique pour nous permettre de communiquer. On échange avec des signes, quelques mots anglais qu'on maîtrise chacun mais je crois que quelque chose fait qu'on se comprend vraiment, au-delà du langage et des gestes. Enfin, surtout lui, il a une expérience qui se lit dans chacun des plis de son visage malgré son âge qui doit sensiblement se rapprocher du mien. Il lâche un « ouch » comique quand je lui montre mes cicatrices familiales, les trous de cigare, les points de suture d'une chute dans l'escalier sur le genou, un trait fin et toujours boursouflé sur mon abdomen à l'endroit où s'était enfoncé un bout de verre d'une fenêtre qu'il avait brisé. C'est la première fois que je les fais découvrir à quelqu'un, c'est bizarre. Il ne juge pas, il relève à son tour son pull miteux et me pointe un énorme trou qui doit être une cicatrice de tir par balle.

Où est David ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant