Leksa Kom Trikru

Les guerriers ne meurent jamais

FLASHBACK

« Tu es prête Leksa ? » M'a dit Anya.

Comment pouvait-on être prêt à brûler le corps du dernier parent qu'il nous restait... ? J'ai fermé les yeux et je n'ai pas répondu. 

« Tu es sûre de vouloir le faire ? Varran peut s'en occuper, après tout c'était son frère. Il pourrait très b...» 

« Je ne sais pas quoi faire pour le maquillage de la cérémonie de mon père... » L'ai-je coupé.

Parmi les nôtres, nous utilisions souvent le maquillage sur notre visage ou sur notre corps. C'était un moyen pour notre peuple d'exprimer sa force, car ce noir, surtout autour des yeux, rendait les visages durs et féroces. Les guerriers l'utilisait principalement pour les combats ou pour des évènements importants. On en utilisait aussi beaucoup pour les cérémonies ou pour les rares fêtes que nous célébrions. Pour l'ascension de mon père, j'avais envie de faire quelque chose de particulier, et pas seulement un contour approximatif de mes yeux. J'avais moi aussi envie de montrer ma force et ma détermination et pour cela, il me fallait quelque chose d'un peu spécial qui me représenterait vraiment, moi, Leksa Kom Trikru.  

« Qu'est ce que tu ressens Leksa ? » M'a simplement répondu Anya. 

«...C'est comme si on m'avait tailladé le cœur et qu'on le laissait se vider de son sang...»

Elle se contenta de me regarder d'un air songeur en me scrutant longuement. J'ai commencé à me tortiller, mal à l'aise d'être observée de cette façon. 

« Approche. » 

Anya a saisi le pot de maquillage posé sur la table et m'a fait signe de venir près d'elle. J'ai relevé la tête et j'ai fermé les yeux puis je l'ai laissé faire. J'ai senti ses doigts dessiner des courbes sur mon visage, entourant mes yeux jusqu'aux tempes et descendant parfois le long de mes joues. Une fois satisfaite de son travail, elle m'a emmené devant un miroir et m'a demandé d'ouvrir les yeux. 

Ce maquillage était le reflet parfait des émotions qui m'habitaient et qui je le savais, ne me quitteraient plus jamais.

La peine.
La colère.
La promesse d'une vengeance sanglante et sans pitié.

« Tu peux m'aider pour les autres marques sur le corps ? »

Elle a hoché la tête. Pour la cérémonie, je n'étais vêtue que d'une brassière et d'un pantalon noir. Anya a attaché mes longs cheveux en chignon pour ne pas être gênée. Elle a ensuite tracé les marques mortuaires selon la tradition de notre peuple. En une heure de travail, j'étais couverte de symboles sur toute la surface du haut de mon corps. Je n'ai pas pu m'empêcher d'en admirer la beauté et la complexité, même s'ils étaient là pour dire un dernier adieu à mon père.

Anya s'est ensuite occupée de me coiffer d'une queue de cheval et de tresses. J'ai apprécié son silence, car je n'avais strictement aucune envie d'écouter, encore moins de parler. 

« Il est temps d'y aller maintenant Leksa. » 

Nous nous sommes rendues au centre de TonDC, exactement au même endroit où le cauchemar avait débuté. Un grand bûcher avait été dressé en plein centre de la grande place. Je n'avais jamais vu autant de gardes protéger un si petit espace. Mon Oncle ne voulait prendre aucun risque. La foule s'écartait pour nous laisser passer, Anya et moi. J'ai avancé en tenant ma tête bien droite et en affichant un visage inexpressif. Le corps de mon père était déjà allongé sur le bois dur. Ils l'avaient recousu et avaient nettoyé ses blessures. On aurait presque pu croire qu'il dormait. 

Il régnait à présent un silence respectueux. Je me tenais juste devant mon père et j'avais la sensation qu'une main broyait mon coeur. Selon la tradition, c'était la personne possédant le lien de parenté le plus proche avec le défunt qui devait l'accompagner pour son dernier voyage le menant aux étoiles. Entourée de mon Oncle, de Jeyk et d'Anya et munie d'un pot de maquillage, j'ai commencé le rituel. 

J'ai tracé un premier trait sur toute la longueur de son bras gauche et j'ai déclamé d'une voix forte : 

« Yu hit op deyon komfona kom oson legsi chon taikefa aun yu... [*Tu rejoins aujourd'hui les ancêtres de notre lignée qui ont veillé sur toi] »

J'ai ensuite effectué le même geste sur son bras gauche : 

« ...En laik em, yu taikefa seintaim aun yur jus otaim aun graun... [*Et à leur image tu veilleras à ton tour sur ton sang encore de ce monde] »

Puis j'ai dessiné un trait vertical sur son front suivis de deux autres petits traits :

« ...Yu don enraun in auna, en in auna yur keryon gyon op in Skai... [*Tu as vécu dans l'honneur, et dans l'honneur ton esprit s'élèvera dans le ciel] »

J'ai fait le même motif sur mon propre front en disant : 

« ...Bai keryon ai goch op yu kom yur las soujon chon lid in Skaifaya... [*Par l'esprit je t'accompagne pour ton dernier voyage qui te mènera jusqu'aux étoiles] »

Enfin, j'ai pris son visage entre mes mains et je l'ai regardé une dernière fois. J'avais réussi à contrôler mes émotions jusqu'à présent, mais cette étape du rituel était au dessus de mes forces. J'ai senti ma gorge se nouer sous l'émotion, à tel point qu'elle me faisait souffrir. Mes mains commençaient à trembler. J'étais sur le point de perdre pied. Je suis restée immobile quelques minutes et je suis parvenue à m'apaiser. 

Son visage toujours entre mes mains, j'ai péniblement articulé la dernière phrase :

« ...Ai klin yu op, Yksan kom Trikru. Yu gonplei ste odon. [*Je te libère, Yksan du peuple des Arbres. Ton combat est terminé] »

Je me suis ensuite reculée, j'ai saisi la torche que me tendait mon Oncle et j'ai enflammé le bûcher. J'ai vu le corps de mon père se consumer lentement, puis j'ai chuchoté pour moi-même en regardant les étoiles et en versant une larme : 

« Un jour nous flotterons ensemble parmi les étoiles. Gona nowe wan op. [*Les guerriers ne meurent jamais] »

FIN FLASHBACK