Paradis 「𝒌𝒍𝒂𝒏𝒄𝒆」

1. Le jugement de l'ange

La salle était immense.

Keith, qui était enchaîné dans les plus hauts gradins, avait une vue splendide sur la célèbre pièce dont on lui rebattait les oreilles depuis son enfance.

Le Tribunal de l'Archange.

En elle-même, la salle ne ne payait pas de mine. C'était un simple amphithéâtre en demi-cercle, d'une blancheur immaculé, dont toutes les rangées de sièges convergeaient vers un point, l'estrade du magistrat. Il n'y avait pas de fenêtres, mais le plafond était percé en son centre et laissait entrer un flot de lumière qui tombait pile sur la seule touche de couleur présente : le siège du condamné, un fauteuil rouge sang serti de chaînes aussi transparentes que du cristal mais aussi solides que de l'acier. C'est là que Keith était retenu captif, solidement attaché. En face de lui, sur le mur du fond, la devise du Tribunal était écrite en lettres déliées. Errare humanum est, soit l'erreur est humaine. Une manière subtile de rappeler que les humains étaient autorisés à se tromper, mais pas les anges.

Dans cette salle, des procès mythiques s'étaient déroulés, des assemblées magistrales s'étaient tenues, des décisions historiques avaient été prises. C'était dans cette même pièce que des milliers d'années auparavant, Lucifer avait été déchu de sa place d'ange et envoyé aux Enfers. C'était dans cette même pièce que, bien plus tard, Gabriel avait été jugé pour être apparu à une mortelle. Toute personne qui commettait un délit majeur finissait forcément par atterrir ici. Les murs immaculés avaient vu les pires criminels défiler entre leurs solides charpentes. La première chose qu'on apprenait aux enfants quand ils grandissaient était de ne pas faire de bêtises sous peine de se retrouver au Tribunal. La menace fonctionnait aussi efficacement que celle de l'envoi en Enfer, peut-être même mieux, car la réalité du Tribunal était bien plus tangible que celle de se retrouver chez Satan. Le nom à lui seul suffisait à effrayer et inspirait le respect. Quand un ange était envoyé au Tribunal, il n'en ressortait que rarement. Ça ne signifiait pas forcément qu'il était mort ; c'était même rarement le cas. Généralement, les punitions divines avaient plutôt pour vocation d'éduquer l'ange afin qu'il ne reproduise pas ses erreurs. Pour ce fair, les Juges avaient recours à des méthodes plutôt persuasives, dont les extrêmes étaient l'exil sur Terre et un séjour aux Champs du Châtiments. Ces deux perspectives n'étaient appliqué que rarement. Dans toute l'histoire du Tribunal, qui existait depuis plus de deux mille ans, seuls dix-huit anges avaient été condamnés aussi sévèrement. Il y avait donc très peu de chances de subir une peine aussi lourde. Mais Keith n'avait aucun doute sur ce qui allait lui arriver : ses actes étaient trop graves pour qu'il puisse s'en tirer avec de simples travaux, comme servir un Archange. Il ignorait s'il allait devoir subir la peine capitale, mais ce qui était sûr, c'est qu'il allait vivre les pires années de sa vie. Un pan entier de son existence allait être consacré à effacer un autre pan de son existence. La vie allait continuer sans lui, et les gens finiraient par l'oublier. Il tentait de se convaincre qu'il s'en fichait. Après tout, il n'avait pas beaucoup d'amis ici, étant plutôt du type solitaire. Il n'aimait pas parler et haïssait toute forme de communication, verbale ou physique. Mais il ne pouvait se mentir à lui-même. Il avait fini par s'attacher à certaines personnes, comme Nina, sa voisine, âgée de six ans, ou Daniela, cette mère hispanique approchant de la quarantaine qui venait bavarder régulièrement. Elles allaient lui manquer. Et, par dessus tout, voler lui manquerait. Il aimait la sensation de déployer ses ailes, celle du vent dans ses cheveux. Il aimait la liberté illusoire que lui procurait le vol. S'élever dans les airs, descendre en piqué, puis au dernier moment, remonter. En vol, il n'avait de comptes à rendre à personne.

Mais il avait choisi, délibérément, de se séparer de tout ça en commettant son crime. Il savait ce qui était engagé quand il avait pris sa décision. Il ne pouvait pas repartir en arrière et regretter après coup. Il n'avait pas pris la décision à la légère. Il y avait pensé pendants des semaines et des semaines, se torturant des nuits entières, cauchemardant, se réveillant en sursaut, trempé de sueur.