6. L'invitation

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Assis sur une des chaises grinçantes de la bibliothèque, Lance poussa un énième soupir devant l'écran d'ordinateur. Il était physiquement et émotionnellement fatigué, et sa tête lui faisait l'effet d'un essaim d'abeilles en colère. Depuis deux heures qu'il était là, il n'avait pas avancé d'un iota dans son travail scolaire, et s'était contenté de traîner vaguement de page web en page web, cliquant au hasard sur les liens qu'on lui proposait et lisant sans conviction les informations données, pour les oublier la seconde d'après. Plus il s'enfonçait dans cet automatisme et plus la culpabilité grandissait en lui, mais la flemme et la fatigue l'empêchaient de se mettre au travail. C'était plus fort que lui ; tout son corps était faible et engourdi, jusqu'à ses paupières, qui se fermaient par intermittences et sur lesquelles il devait maintenir tout ce qui lui restait d'énergie. Son index semblait être le seul membre de son corps encore valide, et il s'accrochait au petit clic de la souris pour ne pas sombrer complètement dans le sommeil.

Il avait pris soin de les camoufler sous des couches de fond de teint et d'auto-correcteur, mais il pouvait presque sentir les cernes qui s'étalaient sous ses yeux. Ça faisait déjà plusieurs nuits qu'il ne parvenait plus à dormir. Ça n'avait jamais été un problème pour lui auparavant : habitué à partager une chambre avec ses frères et soeurs depuis sa naissance, il avait dû s'adapter aux cris du bébé Luis, à la lumière de Veronica qui travaillait tard, aux ronflements de Marco, à Esperanza qui se réveillait en pleine nuit pour aller aux toilettes et qui butaient dans les petites voitures étalées sur le sol. Et c'était pire quand ses cousins s'invitaient : ils s'entassaient tous sur les matelas étalés au sol et il était impossible de passer une nuit complète sans se retrouver le matin avec un coude dans l'oeil ou une jambe en travers du ventre. De ces années de colocation, en plus d'un souvenir que Lance chérissait du plus profond de son coeur, il y avait acquis une capacité à s'endormir rapidement et un sommeil lourd.

Mais depuis quelques jours, ce talent semblait lui avoir fait faux-bond. Dès qu'il s'allongeait, son esprit partait dans milles directions différentes, et il était bien incapable de faire le vide dans sa tête. C'était comme si des fourmis s'étaient données rendez-vous là-haut et parcouraient ses neurones à la recherche de quelque chose de bien précis, mais qu'il ne savait pas quoi. Il restait les yeux fixés sur le plafond, incapable de s'endormir, et il se retournait dans son lit jusqu'au matin. Parfois, il parvenait à stopper les rouages enflammés de son cerveau et à prendre un peu de sommeil, mais ces moments de répits étaient rares et le fatiguaient encore plus. Il avait tenté les tisanes de sa grand-mère, les méthodes de sa mère, en vain : il ne dormait plus.

Ça lui avait pris du jour au lendemain. Le responsable était sans aucun doute cet étrange garçon qu'il avait rencontré la nuit du théâtre. Il était apparu à Lance par intervalles réguliers après ça, et uniquement pour critiquer son mode de vie comme "mange moins de tacos et plus de légumes" ou "fais tes devoirs". Pire que son abuela. Il le maudissait pour lui avoir fait perdre ses capacités au moment même où il avait le plus besoin, pour prouver à Iverson qu'il avait tort de le considérer comme un mauvais élève. Depuis cette fameuse journée au théâtre, l'étrange situation du garçon lui tournait dans la tête. Or, ses insomnies avaient démarré à peu près à la même période. Il ne fallait pas être un génie pour additionner deux et deux et comprendre que s'il ne parvenait plus à dormir, c'était parce que son cerveau luttait pour analyser la situation. Pourquoi ce garçon pouvait-il se balader impunément sans que personne ne lui dise rien, alors qu'il n'était pas élève du lycée ? Pourquoi brillait-il de l'intérieur ? Était-il vraiment un ange ? Lance n'y croyait pas. Il savait que sa famille était superstitieuse et aurait probablement adulé ce prétendu envoyé du ciel, mais il ne pouvait se défaire de l'impression d'être juste la victime d'un coup monté.

Paradis 「𝒌𝒍𝒂𝒏𝒄𝒆」Où les histoires vivent. Découvrez maintenant