Chapitre 29

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Anaca attendit qu'Arukan se soit suffisamment élevé dans les airs pour observer d'un oeil critique l'espace entre les deux falaises - vertigineux, lorsqu'on le mesurait, mais plus raisonnable à regarder de loin. Les ponts avaient été accueillis de façon plutôt mitigée, lorsqu'elle avait parlé de cette idée là au conseil. Mais ces derniers, comprenant que les gardiennes mettraient cette pensée en œuvre avec ou sans leur accord, avaient décidé de joindre leurs efforts au tout.

Ils étaient donc en train de mesurer l'immense espace qui séparait les deux falaises à l'aide de cordes, Anaca s'assurant que la corde en question était tendue et aussi droite que possible. Les trois gardiennes avaient déjà pris plusieurs mesures, vérifiant ainsi l'endroit où l'espace serait le moins large.

Lorsqu'elle fut assurée que tout était en place, elle laissa Arukan faire une cabriole dans le ciel - signe pour ses deux compagnons qu'ils pouvaient s'envoler à leur tour, la mesure étant correcte. Ils se retrouvèrent tous les six sur l'une des deux falaises, Elys finissant de noter dans un petit carnet la mesure qui venait d'être prise.

- Alors, on en est où ? lança Anaca en mettant le pied à terre.

- C'était la vingt-huitième mesure, avec celle-là. Je pense qu'on peut en faire encore deux tout au bord et aller reporter tout cela aux responsables architectes des ponts.

- D'accord... Je n'imaginais pas que ce serait aussi épuisant de mettre en place cette idée.

- Ah, ça... pour réfléchir, c'est sûr que t'es jamais la première.

- Tu peux parler ! répondit Anaca en frappant l'épaule de Leya, qui éclata de rire.

Elys leur jeta un regard à mi-chemin entre l'amusement et la consternation. Même après toutes ces semaines, elle avait encore du mal à se faire à cette drôle d'amitié qui reliaient ses deux compagnes gardiennes et la place étrange qu'elle tenait entre elles, pas encore aussi liée, mais plus si étrangère. Après quelques autres paroles échangées, les trois filles reprirent la route du ciel pour les deux dernières mesures, Kleïark et Venlëth tenant chacun un bout de la corde, Ven étant chargé de l'aligner au point zéro et Klei de noter à quel longueur ils se trouvaient de leur côté de la falaise.

Il fallut une bonne demi-heure de plus pour terminer ces mesures. Sitôt qu'Elys eut pu archiver la dernière, elles s'envolèrent toutes trois du côté gauche de la faille, en direction du campement qui commençait peu à peu à se dresser, déjà habité par plusieurs architectes et autres volontaires qui s'étaient rassemblés là en entendant parler du projet.

A peine sur le sol, elles virent Astien se diriger à grandes enjambées dans leur direction pour venir les saluer avec effusion. Il s'était étonnamment bien adapté à toute cette idée, emmenant avec lui le vieux Esyar qui semblait reprendre une forme rassurante au contact du bon air.

- Alors, les filles, ces mesures ?

- Toutes effectuées ! Les architectes seront certainement contents de pouvoir enfin placer leurs projets de façon correcte sur les cartes.

- C'est une bonne nouvelle ! Vous les leur apportez de suite ?

- Hmm. On pourrait faire un arrêt repas, d'abord ? intervint Leya en se frottant l'estomac.

Un grognement en adéquation de la part de Ven fit éclater de rire une bonne partie de la troupe - mais ils cédèrent à la demande de la gardienne des ombres, se dirigeant vers le coin du campement réservé à cet usage, tandis que les trois dragons partaient chasser vers les plaines au sud. En traversant le camp, elles purent admirer plusieurs groupes de personnes en train de tisser des cordes aussi longues que celles qu'elles utilisaient pour mesurer, les tressant entre elles ensuite pour les rendre plus résistantes. Elles étaient destinées aux premiers prototypes de ponts. Nul doute qu'il en faudrait beaucoup pour parvenir à construire quelque chose de sûr et de solide.

Assis autour d'un bon bol de nourriture, les filles se laissèrent avec plaisir interroger par Astien, dont la curiosité ne cessait de grandir à propos du projet.

- Alors, il parait que vous vous êtes décidé pour certains des projets des architectes ?

- Oui ! S'enthousiasma la gardienne des couleurs. Nous n'avons pas encore vraiment décidé pour les ponts, mais le petit jeune, là...

- Nero ?

- Nero, c'est ça ! Il a eu une idée géniale. L'école ne sera pas sur une falaise... mais sur les deux.

- Les deux ?

- Oui ! Une partie sur notre continent, une partie sur celui des dragons. La faille pourra servir de terrain de vol, les dragons pourront avoir leurs quartiers dans les grottes, et les cavaliers dans les bâtiments sur le dessus, avec les classes de magie, aussi.

- Je vois que vous y avez beaucoup réfléchi...

Les trois gardiennes sourirent, le regard apaisé. Ce fut Elys qui répondit.

- Oui. On était sceptiques au début, mais Anaca a raison... cette école résoudra la plupart de nos problèmes. Nos peuples ne comprendront jamais à quel point les dragons sont formidables s'ils ne les rencontrent pas en vrai, et se retrouver tous ainsi dans les mêmes fonctions les aidera à se rapprocher - surtout pour les humains. Beaucoup sont très intéressés par cette école.

- Et pour les... pierres ?

Il avait baissé d'un ton brusquement, jetant des regards autour de lui, peu certain qu'il pouvait aborder ce sujet en public aussi facilement. Leya, comprenant son dilemme, lui fit signe de ne pas s'inquiéter.

- Elles seront en sécurité. Nos mères nous avaient donné la solution, en fait. Nous les passerons à la future génération de gardiens.

- Mais... n'aviez-vous pas dit que les élèves de cette école seraient cette future génération ?

- Si. Justement. Personne ne saura, à part les trois élèves à qui nous transmettrons les pierres, qui les détiendront réellement. Donc personne ne pourra jamais les prendre pour cible directement. Et si quelqu'un tente d'attaquer ces futurs gardiens... nous serons tous là pour les protéger.

- Je vois... J'espère que toutes ces idées seront une réussite.

- Mais ne le vois-tu pas, Astien ? Répondit Leya d'un ton chaleureux. C'est déjà le cas.

Elle embrassa le camp d'un ample geste du bras. Autour d'eux travaillaient plusieurs petit groupes de personnes aux origines hétéroclites, riant et bavardant joyeusement tandis qu'ils accomplissaient leurs tâches. On pouvait même apercevoir, plus loin, certains dragons converser entre eux en laissant plusieurs personnes accrocher sur leurs dos des similis de selles qui serviraient à permettre à certains futurs cavaliers d'explorer avec eux les grottes présentes dans les failles pour en faire des nids habitables.

Pas un instant, on aurait pu penser qu'un jour, des milliers d'années en arrière, une guerre avait déchiré tous ces peuples.

- Je le vois, oui, soupira doucement l'ancien maître. Et qu'allez-vous faire, vous ?

- Dans le futur immédiat, tu veux dire ? Pour ma part, je reste ici.

- Quant à Leya et moi, nous allons repartir dans l'autre monde.

- Dans l'autre monde ?

Leya et Anaca échangèrent un coup d'oeil complice.

- Pas pour très longtemps, rassure-toi. Le conseil m'a expliqué comment nous pouvions faire pour passer d'un monde à l'autre - toutes les trois ensembles et avec le pouvoir des dragons, nous pouvons ouvrir un portail. Nous ne partirons que quelques jours, à peine.

- Mais... pourquoi faire ?

- Afin de régler quelques derniers détails là-bas, continua Anaca. Je dois aller m'assurer de ce qu'ils ont fait du... du corps de ma mère, et Leya désire aller voir sa mère adoptive. Il faut aussi s'assurer qu'on ne nous cherchera plus. Quand ce sera fait, nous reviendrons et ouvrirons l'école, comme prévu, lorsqu'elle sera terminée.

- Je vois. Eh bien, mesdemoiselles, j'espère que ce sera un voyage aussi agréable que possible dans cet autre monde, alors.

Les deux jeunes filles sourirent doucement, une tristesse assombrissant pourtant l'éclat de leur regard.

- Nous aussi, Astien. 

Les Gardiennes d'AclosiaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant