Marie remis prestement une mèche vagabonde derrière son oreille. Un panier à la main, elle s'approcha de la rangée de femme qui attendaient impatiemment devant l'étal de la boulangerie de Mme Bonemine. D'habitude, les visages semblaient durs et fermés en raison de la rareté et du coût du pain toujours plus élevé. Cependant, aujourd'hui, la jeune femme fut étonnée par l'ambiance singulière de la petite rue. Une excitation palpable régnait dans l'air. Les femmes s'étaient regroupées en cercle et murmuraient avec ardeur, les yeux pétillants, avec des hochements de tête frénétiques. Lorsque la jeune paysanne se rapprocha du groupe, elle baissa la tête et écouta discrètement la conversation enjouée.
« Si, si, j'vous jure que Jeanette m'a dit qu'c'était un vrai anglais, assura la boulangère, Mme Bonemine, par-dessus ces pains noirs, les mains couvertes de farine.
-Vous croyez qui c'est parler l'français ? demanda une grosse paysanne à la carrure imposante.
La boulangère haussa les épaules.
-J'en sais fichtrement rien, marmonna-t-elle. Jl'espère bien pour nous.-Vous savez de quel endroit y pourrait v'nir ? questionna une autre femme à la voix fluette.
-C'est vrai ça c'est quand même bizarre, qu'il arrive là tout à coup, comme tombé du ciel, répondit une autre femme.
-Aah, il a surement du vouloir s'enfuir comme l'mari de Ma'ame Billau. On dit qu'ces l'obus de trop. Paf, ça tombe, i panique et i file à l'anglaise, ricana une autre jeune femme à la chevelure brune et aux grands yeux de velours.
D'autres femmes rièrent de la plaisanterie de la jeune femme. Mais la paysanne aussi grande qu'un cheval clama de sa grosse voix:
-Faut pas dire ça, mamzelle Suzanne. On sait pas ce qu'il lui est arrivé au p'tiot. La guerre c'est facile pour personne. Et elle hocha la tête d'un air entendu, la face grave.
-En tout cas, il était en bien mauvais état quand ils l'ont ramené. Si, si j l'ai vu, et c'était pas beau à voir, déclama avec le plus grand sérieux la boulangère. Puis, tenant son public en haleine, elle reprit sur un ton plus bas, les yeux grands ouverts, la tête penchée en avant. On s'attendait presque à ce qu'elle révèle l'emplacement exacte du tombeau de Toutankhamon.
I parait même qu'il a un bout d'obus dans l'bras. Z'immaginé ? Ptet qu'on va devoir lui couper. Et même qui pourra plus marcher tellement il l'ont abimé. Ca se trouve à l'heure où j'vous parle, il est ptet d'ja mort, dit la boulangère, aussi sérieuse qu'un pape.Elle se redressa, jetant un regard flamboyant à la foule se tenant à face à elle. Puis, dans un grand sourire, elle dit d'une voix forte et claironnante :
-Vous voulez un pain ou deux, ma p'tite Marie ?
Tous les regards convergèrent alors sur la jeune femme qui sentit passer sur son corps chaque regard comme des minuscules rayons ardents. Elle sentit ses joues s'enflammer et elle baissa immédiatement les yeux.
Depuis qu'elle était toute petite, elle avait toujours eu du mal à tenir une conversation et à établir une véritable relation avec son entourage. Enfant, elle jouait très peu avec les petites de son âge et le temps n'y avait rien changé. Elle ne comprenait ni leurs critiques parfois mesquines, ni leurs conversations pleines de banalité et de superficialité. Comment pouvait-on autant s'intéresser à des morceaux de tissu alors que la guerre faisait rage et parler sur un ton aussi badin de la mort prochaine d'un homme ? Non, vraiment, elle ne comprenait pas. Au sein de la foule, elle étouffait. Elle préférer s'enfuir loin dans la campagne, libre et apaisée. Elle aimait la solitude et les seules personnes avec qui elle établissait une réelle relation de confiance était sa mère et son frère.

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Le chant de l'alouette
Tarihi KurguMai 1916. Aux abords du petit village de Verzy, au cœur de la campagne champenoise, la guerre fait rage. Depuis la mobilisation des hommes au front, la vie des villageoises est bouleversée. Mais malgré le labeur, la peur et les peines, elles s'en...