Les Passeurs du Temps

Chapitre 14 : Le récit d'un autre Temps

— Jusqu'à 1551, Humains et Géboïtes vivaient bels et bien sur la même Terre. Ils tentaient de se faire discrets, et pouvaient compter sur la Ligue, qui garantissaient leur protection, bien que créée peu de Temps avant la Scission. Ils étaient nombreux, pérennes, néanmoins en minorité face aux humains. Certains, et cela à chaque nouveau siècle, ne supportaient pas l'idée de se cacher... Or, en période médiévale, les Géboïtes n'étaient rien de plus que des hérétiques. Et bon nombres d'entre eux ont fini sur un bûcher pour sorcellerie –surtout les femmes– parce qu'ils ne savaient pas tenir leur langue. L'Inquisition a fait de nombreuses victimes au sein des Passeurs et cela malgré leur éducation prêchant la prudence et la discrétion. Ils avaient des connaissances bien plus avancées en astronomie, en science physiques que leurs collègues humains contemporains, mais devaient les garder pour eux, au risque de contrarier l'Eglise et sa Terre au centre de l'Univers.

— Pourquoi jusqu'à 1551 ? demanda Esteban.

— C'est là que la Ligue a fait des dégâts... Morgane et Ghazal, deux membres phares de la Ligue, formaient un couple. Ils s'aimaient avec passion. Toutefois, de la passion il n'y a qu'un pas à faire pour basculer vers la haine démesurée. Et c'est un pas que franchit allègrement Ghazal quand il eut vent de la liaison qu'avait eu sa bien-aimée avec Théodore –un autre membre de la Ligue. Fou de rage, il prépara une vengeance cruelle pour infliger au monde entier la douleur et l'humiliation qu'il avait subies. Il condamna la Terre à être coincée dans une brèche de l'Espace-Temps pour l'éternité. Le samedi 12 Mai 1551 à 20h36, une fissure s'est donc ouverte dans le tissu spatiotemporel ; Ghazal a figé la Terre entière. Et là où les choses se compliquent, c'est dans le fait qu'un Passeur n'étant pas influencé lorsqu'un de ses compères arrête le Temps, tous les Passeurs sans exception et seulement eux, se retrouvèrent piégés sur cette Terre figée.

— Et après ? demanda Esteban.

— Ghazal a payé le prix de sa faute malgré lui en se piégeant lui-même dans une autre brèche. Il se retrouva seul, sur une Terre dans un Univers où la vie humaine telle que nous la connaissons, n'est pas encore apparue. Et quant à notre Terre suspendue les conséquences furent désastreuses. La majorité des Passeurs se sont regroupés à Gridaalbane, qui a elle seule compte plusieurs milliers d'entre eux ; bloqués au milieu d'un coucher de soleil. Heureusement l'intensité lumineuse est juste suffisante pour vivre la journée et créer facilement l'obscurité le soir. Le Temps des Passeurs est compté, toutes leurs ressources sont limitées. La terre manque d'eau, le vent ne peut plus souffler pour pousser les bateaux, sachant que les marées et autres vagues n'ont plus lieu d'être. Et même si l'organisme des Géboïtes est fait pour tenir quand le reste de l'espace autour d'eux est immobile, jamais aucun d'entre eux n'avait eu à faire face à un arrêt aussi long.

— Depuis combien de temps sont-ils bloqués comme cela ?

— Quarante ans. Là-bas c'est comme si on était en 1591.

Sarah n'en revenait. Et il n'y avait qu'à voir la tête d'Esteban pour savoir que lui non plus, n'en revenait pas.

— Et cette brèche alors ?

— En fait, au moment de la Scission se séparèrent deux versions de notre Terre. Une qui continua sa route avec tous les Humains dessus, et sur laquelle on se trouve aujourd'hui ; et une copie figée, avec tous les Passeurs. C'est ce que ta grand-mère a appelé l'Autre Terre, Sarah. Concrètement, la même Terre que celle-ci, mais ça n'en est aussi qu'une copie coincée en 1551, laissée de côté par le flux de notre Espace-Temps. Ce système de fissures est bien connu des membres de la Ligue, puisqu'ils l'utilisent depuis longtemps à but pédagogique. Les cours de pratique de l'Académie se déroulent sur une Terre semblable à celle où est piégé Ghazal, vide de vie humaine.