Un jour dans notre vie (1993)
Il est temps que ma famille apprenne la tolérance. En réalité, il est enfin venu le moment de m'assumer pleinement et ne pas craindre le regard des autres. Nous en avions discuté l'autre soir avec Mél et nous en étions arrivées à cette conclusion. Je n'ai jamais présenté aucune de mes copines à ma famille. Certes, je n'en ai pas eu des centaines, mais les deux avec qui je suis sortie pendant un bon moment ne sont jamais rentrées chez moi. Personne ne me l'avait clairement interdit, c'était plutôt de l'ordre du ressenti – ce qui est encore plus vicieux, je trouve.
Alors si nous ne sommes pas du genre à être démonstratives, il est important que mes proches me voient avec Mél. Ce n'est pas de la provocation, simplement que j'aimerais leur montrer qu'un couple homosexuel est possible, que nous pouvons être heureuses, que ce n'est pas un choix par défaut ou une conséquence d'un quelconque traumatisme insensé. C'est aussi l'occasion de leur prouver qu'ils n'ont aucune raison d'être homophobes – ou de ne pas trouver ça naturel, comme ils disent pour se justifier.
Nous sommes tous sur le point de finir notre assiette quand la sonnette retentie dans le salon. Instantanément, les conversations s'atténuent. Je peux sentir cette tension se répandre dans toute la pièce et passer d'une personne à l'autre. Chacun sait qu'il s'agit de ma copine. Chacun sait que c'est une lesbienne qui arrive et pénètre dans notre cercle familial.
Quand je lui ouvre la porte, le seul geste tendre que je m'autorise est de caresser ses cheveux si doux accompagné d'un « Tu as fait quelque chose à tes cheveux ? », qu'elle confirme en m'expliquant son rendez-vous chez le coiffeur. Ce petit carré flou, qui s'arrête à la hauteur de sa mâchoire, lui va si bien. Elle me fait la remarque que c'est bien la première fois qu'elle me voit avec une robe. J'ai tenu, en sachant que Mél serait là, à être féminine pour prouver qu'il n'est pas nécessaire qu'une fille d'un couple lesbien « joue l'homme ». Je déteste ce préjugé qui consiste à croire que, même si on est attiré par une personne du même sexe, on cherche malgré tout quelque chose de l'autre sexe, comme pour ressembler un couple hétéro. C'est quelque chose que j'ai beaucoup trop attendu : « ça se voit que tu es lesbienne, tu t'habilles comme un mec », « quand deux femmes sont ensemble, il y en a toujours une plus masculine, pareil pour les gays d'ailleurs », « c'est bien la preuve qu'une femme est faite pour être avec homme et vice versa ».
« Comment tu me trouves ? osé-je lui demander, en étant peu certaine que cette tenue lui plaira.
- Rassure-toi, tu es très belle, me murmure t-elle.
- Merci Mél ! Je ne suis tellement pas à l'aise comme ça. C'est une vieille robe que j'ai ressortie de mes placards et la seule qui n'était pas trop moulante.
- Je suis d'ailleurs surprise d'apprendre que tu as ce genre de vêtements dans ton armoire, me charrie t-elle.
- Tu penses ! Toutes mes robes ont été achetées par ma mère qui a toujours cru qu'elle arriverait à me débarrasser de mes shorts trop larges. »
Si je n'aime pas voir de telles fringues sur moi, Mél les porte à merveille. Aujourd'hui, elle s'est vêtue d'une robe noir si moulante qu'elle me permet de profiter de pleinement de ses courbes. Elle est tellement jolie.
Sans surprise, ma mère agit avec Mél comme il convient de faire. Disons qu'elle reste polie. Les autres membres de ma famille, après l'avoir salué, font comme si elle n'était pas là. Excepté ma grand-mère qui semble consternée. Je ne m'aventurerai pas à lui demander ce qui la déstabilise autant car je sais très bien ce que c'est : me voir avec une fille.
Le dessert se passe comme si nous n'étions pas là, Mél et moi. Si j'avais déjà anticipé cette situation, je n'en reste pas moins déçue. Comment peut-on être aussi hostile à l'amour ?
Lorsque Mél finit enfin de manger sa bûche, je me lève, prends nos assiettes vides et l'invite à me suivre. Une fois notre vaisselle lavée et essuyée par nos soins – pour éviter toutes sortes de remarques – je lui demande si sortir après minuit la tente. Ce serait l'occasion de prendre l'air, au sens strict comme au sens figuré. Évidemment, elle est partante. Je profite de ce moment privilégié où je suis de nouveau seule avec elle pour la remercier d'être venue et de supporter ma famille.
Nous profitons de l'ignorance dont nous faisons l'objet pour discuter de cette nouvelle année qui arrive, des projets que nous avons, des résolutions que nous nous imposons à nous-mêmes – et que nous espérons, pour une fois, respecter.
À travers les conversations vives, on parvient à entendre, qu'à la télé, le décompte commence !
« Bonne annééééée ! » crient en chœur chacun des membres de ma famille.
Pendant les embrassades et l'échange des vœux, je cherche le regard de Mél. Il est tellement attrayant que j'ai envie de m'y plonger, pour toujours, et ne plus jamais en ressortir. Sans que je puisse le prévoir, je trouve ce moment si particulier. Être auprès d'elle, la première minute, le premier instant de cette nouvelle année m'apparaît comme un instant unique et merveilleux. Je pose ma main sur l'une de ses joues que je caresse délicatement tout en continuant de la regarder amoureusement. « Je t'aime », parviens-je à lire sur ses lèvres rouges qui ne produisent aucun son pour rester dans la discrétion.
Malgré ma volonté de ne pas créer des conflits, mon désir de l'embrasser est bien plus fort que tout. Alors, oublions les bonnes manières qui n'en sont que pour cette famille dysfonctionnelle et vivons, enfin ! Notre premier baiser de l'année est si doux. Je me fiche de savoir ce qui se passe autour de nous, et de toute façon, c'est comme si plus rien n'existait, comme si nous n'étions qu'elle et moi.
Je m'avance enfin vers les autres, ceux qui me haïssent en secret, pour leur souhaiter, à mon tour, une bonne année. Ces paroles et ses bises que l'on s'échange ne sont qu'hypocrisie et faux-semblant. Mais qu'importe ! Mél en fait en même avec autant de comédie que moi.
Quand j'ai échangé mes vœux avec ma mère, elle me retient et me dit « Ne pars pas comme ça ! Je le pense vraiment Axelle, je te souhaite de passer une bonne année. Et même si ton père n'est plus là, je sais qu'il l'espère aussi. » Je ne lui réponds que d'un sourire, sachant pertinemment que mon père n'en a que faire de moi. La preuve en est que je n'ai reçu aucun appel ou message de lui depuis six mois.
Nous finissons notre mascarade par ma grand-mère est prend la peine de ne pas m'attarder pour voir ce regard rempli de jugements. Mél et moi nous échappons immédiatement de cette chaleur étouffante pour nous retrouver seules, dehors. Notre visage, ainsi que nos mains dévoilées, se glacent instantanément. On dirait même que notre peau se resserre.
Nous marchons quelque peu et je me retrouve très vite éblouie par ce qui se trouve devant mes yeux : l'Église du village, dont seul le toit était blanc il y a quelques heures, est à présent enfoui sous la neige.
Nous nous asseyons sur le perron et nous promettons de passer cette nouvelle année ensemble.
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Ma Seconde Naissance [PAUSE]
General FictionAxelle, le bac fraichement obtenu, quitte tout pour s'installer dans la ville de ses rêves. Elle espère y trouver bienveillance et tolérance, conditions essentielles pour qu'elle puisse s'épanouir en tant que jeune femme homosexuelle. Alors qu'elle...