Chapitre X : Premier dîner - Un futur prometteur

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            Les sièges les maintenaient fermement prisonniers telles des chaises de la mort prêtes à les soustraire à la vie en un frisson statique. Leurs regards, tout aussi électriques, s'envoyaient des éclairs à calciner sur place. L'oxygène lui même fuyait l'air sous cette tension intenable. Incapable d'en supporter davantage, Yoongi plaqua brutalement ses paumes sur la table pour se relever ; le bruit résonna telle une sentence dans le séjour. Sans ajouter un mot de plus, le jeune homme avait laissé sa famille derrière, troquant ainsi un lien déjà fragile contre une rupture à tout coup fatale.

          Éreinté suite à cette longue journée, l'adulte s'était laissé tomber sur son lit durement gagné. Après avoir appris l'arrivée du couple qui lui avait donné naissance, ce dernier s'était acharné à la tâche. Durant ces trois jours successifs, Yoongi avait passé ses matinées l'oreille scotchée au téléphone à subir les injures d'un éventail de personnes toutes plus agacées de se faire déranger les unes que les autres – à l'exception de cette grand-mère du jeudi matin qui l'avait pris pour son petit‑fils : il avait ici été celui à durement raccrocher (le téléprospecteur s'ennuyait déjà assez comme ça sans avoir à entendre parler de l'arthrose douloureuse d'une dame vieille comme le monde). Parce que cela n'était pas suffisamment épuisant, il devait illico presto courir en plein cœur de Gangnam, devant cette enseigne de restauration rapide mondialement connue dans le but de distribuer des prospectus dont la seule utilité était peut-être de finir sous des semelles trop pressées pour se rendre à la poubelle pourtant à quelques mètres, ou bien d'enfin pouvoir se débarrasser d'un chewing-gum ayant perdu son goût depuis des heures. Tandis que le vent soufflait assez fort pour le faire frissonner et transporter des odeurs de malbouffe jusqu'à son pauvre estomac qui n'avait nullement le temps d'être rempli avant, lui devait demeurer immobile jusqu'à dix huit heures tapantes, un stupide rictus scotché sur la face. Dès lors, le travailleur devait vite se rendre jusqu'à Myeongdong en soixante minutes chrono, embouteillages compris, dans l'optique de rejoindre un bar où il s'occupait de la plonge jusqu'à minuit passé – tout du moins, lorsqu'il ne grappillait pas une ou deux heures supplémentaires. Le job était ingrat mais la paie conséquente. Chacun de ses muscles hurlait à la mort, si bien qu'il lui semblait avoir perdu l'usage de son corps tout entier. Ses membres tiraillés par la douleur et le manque de sommeil reposaient à présent sur le matelas comme sur un cercueil, immuables et tout engourdis. Papillonnant des paupières, celles-ci s'ouvrirent en sursaut à l'entente de la sonnerie à l'entrée. Peu désireux de se déplacer, le paresseux se contenta de lancer un « C'est ouvert ! » en prenant difficilement place sur son séant ; la douleur le lança de ses épaules jusqu'à ses reins. Son muscle vital manqua un battement une fois la barrière de la porte levée. Il aurait aimé que son organe vitale pût éternellement se manifester si intensément, lui qui trop souvent ne se faisait guère entendre. Un sourire naquit sur ses croissants de chair qui lui fut rendu doublement par l'arrivante. Soupirant de soulagement, le chômeur la remercia de sa présence ; il avait été terrifié qu'elle ne refusât de jouer le jeu dans lequel celui-ci l'avait entraîné sans sa connaissance. 



          Dans une poignée d'heures, ses géniteurs débarqueraient dans ce placebo de foyer. Eux dont l'esprit s'enivrait de fièvre à la vue d'écrivains célèbres sur leurs rectangles de papiers devraient voir leur avarice contentée par le luxe qui caractérisait cette suite. Ils devraient être fous pour ne pas rester béats devant la modernité des meubles dont les lueurs cavalaient à l'unisson des mouvements du lustre. Un duo d'alliances s'entrecroisait au plafond afin de répandre leur lumière lorsque le soleil s'effacerait, chacune bordée de pierres autant étincelantes que du diamant. Si cela ne les impressionnait pas, en ce qui le concernait, la draperie suffisait à le conquérir. Bien sûr, les tissus n'étaient pas aussi soyeux que chez Himchan et une senteur délicate de fleurs de saison ne se dégageait pas de l'édredon. En revanche, la grandeur du matelas lui donnait l'impression de nager sur un nuage et la tendresse de la matière semblait une infinie caresse. Il aurait pu tendre les bras en croix sans même effleurer ceux de celle qui le partageait. Tournant un œil vers elle, le menteur se sentit obligé de détourner le regard en croisant le sien, désapprobateur. Celui-ci n'était pas fier de cette mascarade. Au contraire, l'idée de devoir se montrer tel un couple parfait dans une maison tout aussi parfaite lui donnait la nausée. Tout était si loin de la réalité dans le rêve répugnant que simulait cet endroit. L'anxiété faisait monter en lui une colère sourde. Cela faisait maintenant douze ans qu'il avait quitté le Japon. Et pas une seule fois ses parents n'avaient exprimé le désir de découvrir son lieu de résidence, ni même de le voir lui. Mais maintenant qu'il s'était fait – pour ainsi dire – mettre à la porte par son épouse en compagnie de laquelle il vivait une relation tout ce qu'il y avait d'anormal en se faisant héberger par son meilleur ami qui – au passage – jouait les contremaîtres à superviser son abstention de boisson distillée, alors là, le couple se décidait à lui rendre visite ! Cette ironie du sort lui plombait les nerfs, et même le moelleux de l'oreiller contre sa nuque ne pouvait alléger le poids qui pesait sur ses épaules.

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