IX

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Yoongi se leva et s'avança d'un air décidé en direction de la scène et du piano. Il semblait parfaitement sûr de lui-même, parfaitement maître de la situation ; sauf que, moi, je le voyais maintenant sous un autre jour.

Un voile venait de se déchirer, exactement comme lorsque monte le désir d'écrire un poème. Min Yoongi, roi des crâneurs? Non! Min Yoongi, roi des trouillards? Oui!

En le regardant gravir les marches de l'estrade, je savais que, personnellement, je serais incapable de supporter ce qu'il s'imposait. À mi-hauteur, il s'arrêta. Des ondes d'antipathie montaient des autres élèves. Son regard balaya les têtes des spectateurs et il annonça :

— Je vais vous interpréter l'allegro de Mozart, tiré de la Sonate pour piano numéro 4.

Il avait les mains jointes devant lui ; un petit pansement, autour du doigt qu'il rongeait à la bibliothèque, m'attira l'œil.

Des rangs du fond, quelques protestations s'élevèrent que notre proviseur adjoint fit taire d'un regard menaçant. Yoongi redescendit les marches en direction de la salle. Il s'assit au piano, avança les mains au-dessus du clavier, puis s'élança.

Il jouait bien. C'est pas mon truc le piano, mais j'étais quand même capable de m'en rendre compte. Soit dit en passant, Mozart, non plus, n'était pas mal! La mélodie m'évoquait une cascade dansant entre les pierres froides et le soleil caressant des pentes neigeuses.

Tout le monde n'était pas aussi captivé. Certains élèves se penchaient sur le côté pour voir Yoongi et d'autres se balançaient d'avant en arrière au rythme de la musique en contemplant leurs voisins d'un air rigolard. Taehyung entrait dans cette catégorie. Je lui flanquai un coup de coude dans les côtes pour qu'il s'arrête. Jungkook chuchota quelques mots à Lisa qui rêvassait. Chanyeol et Baekhyun, eux, se tenaient tranquilles.

Tout en jouant, Yoongi se mordait les lèvres. Ses mains dansaient le long du clavier comme deux feux follets.

Le changement fut à peine perceptible. Les épaules de Yoongi se raidirent. Il se courba sur le clavier. Je compris immédiatement ce qui arrivait. Il ne maîtrisait plus son jeu ; la musique lui échappait.

La même chose se produit parfois à vélo quand on amorce une courbe dans une descente. Il faut laisser son corps prendre le contrôle. Si on se met à penser à rester droit, c'est la chute. Et Min Yoongi allait chuter. Ses mains hésitèrent, une fraction de seconde, avant d'enchaîner. Personne d'autre ne parut s'en apercevoir. La musique poursuivit sa magnifique course impétueuse.

Il marqua une nouvelle pause. Sa main gauche effleura des notes, s'interrompit, changea de direction. Quelques secondes s'écoulèrent, il hésita encore avant de s'arrêter complètement.

Dans la salle, le silence s'établit, puis quelques murmures s'élevèrent. Yoongi les entendit forcément. Sa tête ne bougea pas d'un millimètre, seule sa nuque se contracta. Il enchaîna.

Son jeu devenait tendu, maladroit, chacun pouvait s'en rendre compte. Il rudoyait les notes au lieu de laisser chanter la mélodie. Au bout d'une vingtaine de secondes, il s'arrêta de nouveau. Il reprit encore deux mesures, puis, toujours sans tourner la tête, il posa les mains sur ses genoux.

— Désolé. Je me suis planté, dit-il.

Dans la salle, des rires fusèrent. Certains indulgents ; beaucoup, non.

Taehyung m'envoya son coude dans les côtes en murmurant :

— Ça lui fait les pieds!

M. Kim se leva vivement pour le remercier et demander à l'auditoire de l'applaudir. Presque tout le monde s'exécuta. Quelques bravos ironiques se firent entendre. Le proviseur adjoint fusilla leurs auteurs du regard ; M. Do surveillait les autres. La tête droite, sans un regard pour qui que ce soit, Yoongi rejoignit sa place.

Quelques annonces de plus et l'assemblée s'acheva. Tandis que les élèves quittaient la salle, il y eut encore pas mal de ricanements. J'aperçus Jungkook en train de mimer pour Lisa, avec des gestes exagérés, le jeu d'un pianiste. Soudain, il y eut une autre paire de fesses à qui j'aurais bien collé une raclée.

À la coupure déjeuner, je partis vers les salles de technologie rejoindre Taehyung et la bande. Bon! J'avoue, en direction des tennis!

Ayant encore quelques difficultés à me repérer entre les différents bâtiments du lycée, j'ai atterri devant la salle de réunion vide. Vide, pas tout à fait. Sur le côté, par une porte entrebâillée, on apercevait les fauteuils des premiers rangs. Qu'est-ce qui...? Je suis bien resté cloué sur place cinq-six secondes avant de poursuivre mon chemin, tout en cherchant à donner un sens à ce que je venais de voir.

[...] La deuxième journée de travail de Maman au café ne s'était pas très bien passée.

— Cette bourgeoise a cru que je l'avais roulée. Quand je lui ai prouvé que je lui avais rendu la monnaie exacte, elle m'a balayée d'un revers de main en disant : «parfait, parfait!», comme si elle balayait une poussière. Lorsqu'elle est partie, je lui ai crié : «bonne fin de journée, madame!» Là, elle m'a fusillée du regard!

On n'osait pas se regarder avec John, le nez dans nos tasses pour ne pas éclater de rire. La suite du récit de Maman nous fit relever la tête comme un seul homme.

— Si seulement son fils pouvait tomber de son tabouret de piano! Elle n'a pas arrêté de la ramener devant ses copines friquées à propos d'un concert que son fils doit donner je ne sais où.

[...] Samedi, Taehyung et sa bande m'ont proposé de les rejoindre en ville cet après-midi. Ce matin, j'ai fait du vélo ; grimpé et dévalé des collines jusqu'à ce que je me trouve à des kilomètres de Daegu.

J'ai imaginé Min Yoongi, là-bas, dans son «palais», flanqué d'une mère froide comme un décor contemporain et d'un père toujours absent à l'affût d'une nouvelle entreprise à acheter. Après la journée d'hier, il y avait bien des choses auxquelles j'avais besoin de réfléchir, une surtout, dont je ne vous ai pas encore parlé.

En rentrant à la maison, j'ai commencé un poème...

  Il s'avance
  Vers le sacrifice.
  La tête droite,
  Les mains froides.
  Inébranlable ;
  Drapé de silence.

... et fait un peu de technologie, sur les fichiers et les téléchargements. Pour le moment, je suis toujours aussi motivé pour mes devoirs. Ensuite, tandis que Maman et John arrachaient le linoléum de la cuisine en se lamentant devant l'état du parquet à moitié pourri, j'ai cherché à analyser ce que j'avais vu vendredi. Vendredi, à l'heure du déjeuner... par cette porte entrebâillée, sur le côté de la salle de réunion, je l'avais aperçu... lui. Min Yoongi, seul, debout près du piano... Il avait avancé la main gauche... Peut-être allait-il se remettre à jouer...

Non. Il avait replié les doigts contre la paume de sa main et abattu le poing, côté phalanges, contre le bord de l'estrade en bois. Et, il avait frappé si violemment que le bruit m'avait fait sursauter. Puis une deuxième fois, de toute la force dont il était capable.

FAUSSE NOTE yoonseokOù les histoires vivent. Découvrez maintenant