Chapitre 5 - #5

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La taverne où il m'emmène est petite et bondée. Les réfugiés discutent à vive voix, l'atmosphère est électrique. Une étincelle et tout explose. Je n'aime pas cette ambiance pesante. J'étouffe, suffoque.

Finalement, je crois que je préfère encore la solitude. Ces longues marches, seule avec moi-même, mes pensées, mes souvenirs. Faire du tri dans ma tête, cela a été l'une de mes principales activités ces derniers temps. Classer ce qui est encombrant, enterrer ce qui est dérangeant... mais, surtout, entretenir cette haine qui me bouffe de l'intérieur, qui me ronge comme la gangrène, troublant chacune de mes nuits par ces cauchemars insupportables.

Déjà le passé revient au galop, me prenant aux tripes, comme à chaque fois que je laisse toutes ces choses remonter à la surface. Je passe une main sous mon t-shirt, pour effleurer le contour de la fine cicatrice qui me brûle encore. La douleur ne cessera jamais, elle m'accompagnera où que j'aille, quoi que je fasse. J'aimerais qu'elle disparaisse, mais, en attendant, c'est elle qui m'aide à avancer.

Tout ce qui ne tue pas rend plus fort. Qu'est-ce qu'il pouvait me gonfler avec ses proverbes tout faits à la con. Mais c'est grâce à eux que je respire encore aujourd'hui. Chacune de ses paroles, je me les suis répétées mille fois, m'en imprégnant jusqu'à la moelle. Ce sont ces putains de proverbes qui m'ont relevée quand je perdais espoir, parce qu'au fond, je ne souhaitais qu'une chose : l'entendre une fois de plus me déblatérer ces phrases débiles.

Soudain, une agréable odeur de poulet rôti et de gratin dauphinois me chatouille les narines. Je ferme les yeux un instant, me projetant quelques années en arrière. Ma mère cuisinait ce plat quasiment tous les week-ends. Un régal pour le nez et les papilles à chaque fois.

Au printemps, nous aimions dîner dans le jardin, sous le cerisier en fleur. Il y faisait doux et à la lumière des lampes tempête accrochées autour de la grande table, nous nous racontions notre semaine, nos projets, nos rêves. Nous étions loin d'être une famille parfaite, mais j'avais la chance d'avoir des parents présents pour leurs enfants, soucieux de leur bien-être et de leur avenir, ce qui n'était pas le cas de tous mes amis. Ma meilleure amie m'enviait aussi d'appartenir à une fratrie unie malgré nos différences d'âge. Son frère, de cinq ans son aîné, levait régulièrement la main sur elle, pour des raisons toutes aussi bidon les unes que les autres. En réalité, il aimait simplement passer ses nerfs sur sa sœur et ses parents s'en fichaient royalement.

Un bruit métallique interrompt le fil de mes pensées et j'ouvre les yeux. À la lueur jaunâtre des néons, j'observe la gamelle toute cabossée qui a été jetée négligemment devant moi. La mixture qui s'offre à mes yeux ne semble pas très appétissante, mais l'odeur qui s'en dégage continue de me rappeler ces douces soirées en famille. J'attrape donc la fourchette et engloutis la première bouchée. Étonnée, je regarde mon assiette d'un autre œil. Khenzo ne m'a pas menti : ce n'est pas mal du tout !

Nous mangeons sans échanger un mot ni un regard, écoutant les conversations bruyantes des tables voisines. Un premier groupe a évacué les lieux ce matin par le sud. Et cela devrait continuer durant trois jours. En espérant que l'IPOC leur laisse assez de temps.

Après avoir fini ce maigre repas, je sors le détecteur de présence de la poche de mon manteau pour tuer le temps. J'ai besoin de m'occuper l'esprit, d'arrêter de ressasser ces souvenirs lointains qui me rongent, et Khenzo ne semble pas disposé à m'adresser la parole pour le moment. La petite carte que j'ai dénichée tout à l'heure va me permettre d'effectuer la dernière mise à jour de mon détecteur.

Je glisse la carte SD dans la fente et lance le processus. Ce patch devrait corriger l'erreur AG647, le bug qui fait planter l'appareil lorsque l'on alterne plus de deux fois entre le mode caméra et le mode carte. Un signal lumineux m'indique que le détecteur a fini d'analyser le contenu de la carte. D'après ce que m'affiche l'écran, la mise à jour va durer douze heures. Je soupire en songeant qu'on est bien loin de la rapidité des cartes SSD qui sont utilisées d'ordinaire.

Khenzo finit par se lever. Nous réglons l'addition et quittons les lieux. Quelques personnes me regardent d'un air mauvais. Le cœur lourd, je marche dans les pas du jeune homme qui avance rapidement. Il n'a toujours pas lâché un mot depuis tout à l'heure. Nous contournons plusieurs attroupements autour de bagarres qui ont éclaté. Un mélange d'excitation et de peur règne sur les lieux, et même si je n'y suis pas pour grand-chose en réalité, je me sens un peu responsable de tout ça.

Petit à petit, nous nous éloignons des endroits fréquentés et de cette ambiance oppressante. La tension diminue et je lâche un petit soupir de soulagement. Avec une pointe d'ironie, je me dis que c'est quand même con de se bouffer le nez entre nous de cette manière. Comme si nous n'avions pas suffisamment à faire avec les connards du NGPP et les salauds de l'IPOC...

Au bout d'un moment, mon guide tourne brusquement à droite, s'engageant dans un boyau plus sombre que les autres, où seul un filet de lumière perce à travers une plaque d'égout. Le jeune homme s'approche du faisceau lumineux et inspecte les environs. Un rat, dérangé pendant son festin de déchets, détale en couinant entre ses pieds. Répugnant.

Khenzo finit par trouver une barre en fer qu'il utilise pour soulever la plaque en fonte. Un halo de lumière l'enveloppe, lui donnant un air encore plus lugubre. Il plisse les yeux et scrute les deux côtés du conduit souterrain, puis attrape la poignée en fer afin de se hisser à l'extérieur. Je lui tends mon sac avant de l'imiter, avec un peu moins d'aisance. Le corps douloureux, je peine à remettre en place la plaque d'égout avec Khenzo. Ce dernier me fait signe de le suivre en silence. J'acquiesce et nous nous remettons en route.

Les nuages voilent le soleil, qui reste bas dans le ciel. L'hiver approche à grands pas et la grisaille reprend peu à peu le dessus. Une bise glaciale balaye les rues désertiques que nous traversons. Ce pays me fout le cafard. Cette vie me fout le cafard. Mais ai-je le choix ? J'aime à penser que oui, mais peut-être que ce ne sont que des illusions. Je secoue la tête et me reprends. C'est à nous de décider quoi faire de notre vie, comment et quand. Pas eux. Pas ceux qui nous ont tout pris et continuent de nous noyer dans la misère.

Horizons #1 - Sombre baladeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant