Chapitre 4 - #9

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En revenant, je contemple avec effroi la scène qui se déroule sous mes yeux : des adolescents fouillent sans vergogne les cadavres et les traînent derrière eux comme si c'était des trophées. Je les disperse rapidement en les menaçant de les dépecer vivants si je les surprends à nouveau. Bientôt, il ne reste plus que les quatre soldats, quelques personnes qui gardent leurs distances et moi. Aucune trace de Khenzo. Je soupire à nouveau et commence à attacher deux d'entre eux par les pieds. Je n'ai pas le choix, il va falloir faire deux voyages pour les sortir de là.

Après avoir vérifié la solidité du nœud plusieurs fois, j'attrape le bout de corde et l'enroule autour de mon poignet. Puis je m'arcboute de toutes mes forces pour tirer les deux cadavres derrière moi.

Quelques dizaines de mètres plus loin, un jeune garçon fixe les corps avec avidité, comme un charognard. Je lui demande où se trouve la sortie la plus proche. Il hésite et finit par poser les yeux sur moi pour me répondre : première à gauche, tout droit, deuxième à gauche, tout droit, puis à droite. Je vais y passer la nuit, maugréé-je.

Quelques personnes jettent des détritus en direction des soldats morts, ce qui me fait grincer des dents, mais, résignée, je garde mon énergie pour la tâche qui m'attend.

Une fois dans les galeries plus excentrées de la cité, le silence reprend ses droits. Lourd et oppressant, il m'accable. Je m'arrête quelques instants pour reprendre mon souffle et m'étirer : mes bras sont douloureux et mes lombaires commencent à chauffer également. Les deux corps pèsent le poids d'un âne mort, pourtant, je dois continuer.

Le frottement des cadavres sur le sol m'accompagne tout au long de ma progression. Le cœur serré, je les traîne ainsi jusqu'à l'entrée de la cité souterraine. Les gardes qui ont repris leur poste m'arrêtent pour vérifier mon identité et me posent tout un tas de questions sur les soldats que je tire derrière moi. Ils finissent par me laisser passer, m'avertissant que j'aurais bientôt des nouvelles du grand patron. Je franchis les grilles d'une humeur massacrante.

Dehors, la nuit tombe doucement et le froid se glisse sous mes vêtements. Peu importe... je dois trouver un endroit où je pourrai enterrer ces quatre hommes. Après avoir gagné le grand boulevard désert non sans difficulté, j'aperçois un parc grillagé à une centaine de mètres. Essoufflée, je rassemble mes forces et traîne les deux corps tant bien que mal, puis, avec mon couteau, découpe le grillage qui barre l'accès de l'espace vert. Un à un, je tire les morts au milieu du square, près d'un endroit où le sable a déjà été en partie creusé.

Bien, il ne me reste plus qu'à ramener les deux derniers, maintenant. Et à les enterrer.

J'observe un instant les quatre corps alignés les uns à côté des autres. Malgré mes menaces, les gamins ont fait les poches des deux cadavres que j'avais dû laisser derrière moi pour mon premier voyage.

Je fouille les environs en quête d'un objet qui pourrait me servir de pelle. J'aurais probablement pu en demander une dans la cité, mais vu la façon dont les gens me dévisageaient, j'ai préféré tracer le plus rapidement possible. Dans un angle du parc, je déniche un morceau de tôle rouillée. Ça fera l'affaire. Je reviens vers les soldats et, après avoir posé mes armes sur le côté, m'attèle à la tâche ingrate, à genoux sur le sol humide, avec comme seule compagne l'odeur de la mort.

Creuser. Déblayer. Creuser, encore. Déblayer, encore. Creuser, toujours. Déblayer, toujours. Le trou pouvait contenir deux corps, maintenant il peut en contenir trois. Je plante une nouvelle fois mon outil de fortune dans le sol meuble lorsqu'il se fend en trois morceaux. Je prends le plus grand et continue à élargir le trou pour y mettre un quatrième corps. À peine une trentaine de minutes ont passé que le morceau de tôle se casse à nouveau. Bien. Parfait. En dernier recours, j'utilise mes mains pour creuser et déblayer. Super.

Lasse, je fais le vide dans ma tête, ne comptant plus les heures qu'il me faut pour achever la tombe commune. Pendant tout ce temps, pas un bruit ne vient troubler le silence qui plombe la ville morte, en dehors de ma respiration saccadée. Les soldats de l'International and Political Oil Corporation se rendront compte seulement demain de l'absence d'une de leurs unités, au moment où ils feront une revue des troupes. Je sais qu'ils laissent suffisamment d'autonomie à leurs hommes pour ne pas avoir à s'inquiéter de leur sort toutes les heures. Donc dans le pire des cas ils ne reviendront pas avant demain en fin de journée, peut-être même qu'ils prendront un peu plus de temps s'ils veulent organiser un assaut massif. Et les seuls habitants du coin se terrent dans les sous-sols.

Épuisée, je frotte mes mains sales sur mon pantalon et me masse la nuque quelques instants avant de me pencher sur mes victimes. Ces hommes doivent tous être âgés d'une vingtaine d'années. Ils se prénomment Théo, Mousha, Lens et Fabrice, d'après l'écusson qu'ils portent à l'épaule droite. C'étaient des gamins.

Je traîne péniblement leurs corps dans les trous, prenant soin de disposer leurs effets personnels à côté d'eux. Parfois j'aimerais avoir la foi. Croire qu'après la mort, un paradis nous attend quelque part, où l'on pourrait rejoindre nos proches. Mais ce n'est pas pour moi, tout ça.

Je commence à les recouvrir de terre. C'est toujours aussi pénible à faire. Cela fait partie des choses auxquelles je ne m'habituerai jamais, pourtant j'ai besoin de le faire. Plus par égoïsme que par altruisme ; cela permet d'apaiser mon esprit.

Une fois les quatre corps ensevelis, je ramène autant de petits blocs de parpaing que j'avais aperçus près du grillage. Je grave quatre cercles imbriqués les uns dans les autres. Une façon pour moi de passer à autre chose et d'honorer les morts comme il se doit. Même si tout nous opposait, ils ne méritaient pas d'être traités de cette façon par la foule. Qui sait ce qui les a poussés à rejoindre l'IPOC ? À leur place, j'aurais peut-être aussi fait la même chose. Oui, mais avec des si on pourrait mettre Paris en bouteille. Je sais papa, je sais... J'aurais tellement aimé que tu sois là, aujourd'hui, pensé-je, la gorge serrée.

Le dernier parpaing prend sa place au sommet du monticule de terre. Je n'en peux plus. J'ai mal au dos, j'ai froid et j'ai envie de vomir. Les gens n'ont-ils donc plus de valeurs ?

Horizons #1 - Sombre baladeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant