- Vous voulez déjeuner ? propose mon père, une fois les derniers papiers signés et l'agent immobilier parti.
Ma mère étouffe un bâillement tandis que je me laisse tomber sur le canapé.
- Je préférerais dormir.
Ma mère m'adresse un clin d'œil avant de s'asseoir à mes côtés.
- Peut-être qu'on pourrait se faire livrer quelque chose ici ? je propose. Des pizzas par exemple...
Mon père lève les yeux au ciel avant d'attraper sa veste.
- Message très subtil, plaisante-t-il. Quelle garniture ?
- On te laisse choisir. Hein, maman ?
Ma mère acquiesce.
Une fois mon père sorti, elle se lève, se dirige vers la kitchenette. Là, elle ouvre pas moins de quatre placards avant de tomber enfin sur les verres. Elle en sort trois, attrape ensuite la bouteille que nous a laissé l'agent en signe de bienvenue et me rejoint sur le canapé.
- Ce garçon... Il en vaut la peine au moins ? attaque-t-elle sans préambule.
Je me pince l'arête du nez en me demandant pourquoi j'ai accepté que mes parents m'accompagnent ici.
- Papa devrait apprendre à tenir sa langue...
- Désolée.
Ma mère goûte un peu de son vin avant de m'adresser une petite moue qui signifie que nos verres sont loin de contenir un grand cru.
- Papa m'a dit qu'il s'appelait Luca...
- Ouais.
Apparemment, elle ne compte pas changer de sujet. Même si, de mon côté, je me contente de fixer le liquide rubis pour lui montrer que je n'ai aucune envie de poursuivre cette conversation avec elle.
- Et..., insiste-t-elle pourtant.
- Maman...
Je suis lasse.
- Tu ne pourras pas m'empêcher de me faire du souci pour toi.
- Même si je vais bien ?
Elle acquiesce d'un signe de tête pendant que je soupire.
- Même si tu vas bien. Toutes les mères se font du souci pour leurs enfants. Et... Pour en revenir à ce Luca... Il est au courant que tu es ici ? Pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu te chercher à l'aéroport ?
À mon tour, j'avale une gorgée de vin.
- Il n'est pas au courant.
- Pas au courant ? répète ma mère sans comprendre.
- Maman... Si je suis venue ici ce n'est pas seulement pour Luca. Je suis venue parce que j'ai besoin d'air. Et envie de faire mes propres expériences.
Ma mère ouvre la bouche pour parler mais je la coupe et poursuis :
- Et à Long Beach ou La Jolla c'est impossible. Parce que pour tout le monde, je suis d'abord la fille du sénateur Evans. Regarde, on est en train de parler de Luca alors que ni papa ni toi n'étiez censé être au courant.
— Tu as vingt-et-un ans, c'est normal d'avoir un petit ami...
— Oui. Mais je devrais pouvoir choisir si et quand j'ai envie d'en parler. Pas le voir étalé en Page Six sans qu'on me demande mon avis.
— C'est parce que tu es une belle jeune femme. Les gens raffolent de ce genre d'histoire...
— Peut-être, je consens en me demandant encore comment des inconnus peuvent être intéressés par mon existence. Sauf qu'à cause de ça, quand je sors avec un garçon, je ne suis jamais certaine de la raison pour laquelle il choisit de m'inviter.
- Mais Luca, il sait lui aussi, observe ma mère.
Oui, il sait. Mais au début, il ne savait pas et c'est ce qui a fait toute la différence pour moi. Parce que Luca a débarqué dans notre promo en cours d'année et qu'il s'est installé à côté de moi, sans même savoir comment je m'appelais. Et parce qu'avant la fin de la première journée, il m'avait déjà demandée si j'avais un petit ami et si je voulais réviser avec lui, le soir suivant.
"Réviser".
Je souris en repensant à son soulagement lorsqu'il avait ouvert la porte, le lendemain.
- J'avais peur que tu ne viennes pas, avait-il avoué dès que j'étais entrée.
- Pourquoi ?
Il avait haussé les épaules, bafouillé quelque chose comme :
- Parce que tu es trop jolie.
Et j'avais ri. Avant de me rendre compte qu'il était sérieux. Non pas que j'étais trop jolie, mais il avait réellement eu peur que je ne vienne pas.
- Je... Merci, je m'étais mise à bredouiller à mon tour. Tu m'as proposé de t'aider à réviser alors je n'allais pas te laisser en plan.
Et cette fois, c'est lui qui avait souri. Un sourire magnifique qui avait achevé de me faire fondre. Et qui avait fait passer les révisions au second plan quand sa bouche s'était posée sur la mienne, un peu plus tard.
- Luca ne savait pas pour papa quand nous nous sommes rencontrés.
- Je vois.
Elle s'interrompt, fait tourner son verre entre ses doigts. Je devine qu'elle hésite à poursuivre. Et finalement, elle se lance :
- Il n'y a qu'à voir ton visage pour comprendre qu'il compte beaucoup pour toi mais...
- Il comptait, je corrige en me souvenant la façon dont il a disparu, sans plus me donner de nouvelles.
- Tu es sûre de ça ?
Jusqu'à hier, j'aurais dit oui. Mais aujourd'hui, après ce long voyage, je n'en suis plus certaine. Venir ici, me retrouver si près de chez lui, me chamboule davantage que je l'aurais imaginé.
- Je veux juste comprendre. Et m'accorder du temps pour moi.
- D'accord, acquiesce finalement ma mère avant de changer de sujet.
Et lorsque mon père revient, les bras chargés de trois immenses cartons de pizzas qu'il dépose sur la table basse, nous sommes en train de discuter de l'éventualité de nous rendre à Pise le lendemain.
- Je n'ai rien compris à la carte, s'excuse mon père.
J'ouvre la première boîte de la pile, manque éclater de rire : c'est une pizza aux fruits de mer. Alors que ma mère y est allergique et que moi, je déteste ça. Aussitôt je pousse le carton vers la gauche et vers mon père qui grimace.
— À toi de te dévouer papa.
Je le regarde saisir d'une part puis la porter à sa bouche. J'aurais presque envie d'immortaliser l'instant : le sénateur Evans, mangeant de la pizza à même le carton.
- Tu devrais quand même goûter, m'encourage-t-il.
Sans façon.
Au lieu de ça, je jette plutôt un regard à la deuxième pizza, me sert. Ça sent bon les oignons caramélisés et les poivrons.
— Comment est-ce tu vas faire quand tu devras découper des calamars en cours ? insiste mon père.
- C'est vraiment une question ? je m'esclaffe la bouche pleine, si bien que ma mère m'adresse une petite moue.
- Bien sûr.
- Non parce que c'est d'un stage de pâtisserie dont il s'agit, je lui rappelle. Aucun chance qu'il y ait des calamars.
- Accordé, sourit mon père.
Et nous nous mettons à manger en silence.
- Quelle heure est-il ? demande ma mère une fois que nous avons terminé.
- 17h, répond mon père.
Maintenant que j'ai l'estomac plein, j'ai l'impression que la fatigue et le décalage horaire se font d'autant plus ressentir. Ma mère d'ailleurs, n'arrête pas de bailler. Alors, quand mon père appelle un taxi pour rejoindre leur hôtel, je m'empresse d'ouvrir ma valise et d'en sortir des draps pour faire mon lit.
Il est encore tôt mais comme en Californie à la même heure, la nuit est déjà tombée. Et moi, je ne rêve que de dormir, alors que ce n'est pas du tout comme ça que j'imaginais ma première soirée ici...
Ils sont à peine descendus que des klaxons se font entendre sur la place. Je m'approche aussitôt de la fenêtre, sors. Deux voitures démarrent en trombe. Puis plus rien. Le silence. J'en profite pour regarder les appartements qui donnent sur la place, tente d'imaginer le quotidien de ceux qui vivent là. Une maman qui cuisine, son bébé dans les bras. Un couple qui regarde la télé, allongé sur son canapé. Et puis il y a ce jeune homme, juste à côté, dans l'appartement voisin. Même si je ne distingue pas bien son visage à cause des lumières derrière lui, je suis à peu près certaine qu'il me regarde. Alors je lui souris. Sauf qu'au lieu de me répondre, il s'écarte de la fenêtre, disparaît.***
Jusqu'ici, les seuls mots que j'ai échangés en italien l'ont été soit avec la vendeuse de la boulangerie en bas de chez moi, soit avec les serveurs des restaurants où nous avons déjeuné mon père, ma mère et moi. Mes parents sont répartis il y a maintenant quatre jours de ça et pour la première fois de ma vie, je me retrouve seule. Vraiment seule.
- Audrey Evans ?
Je lève la main, souris au chef Laurino qui se tient devant la rangée de fours. Cet homme est célèbre dans toute l'Italie, et peut-être même au-delà, pour ses Panettone.
- Benvenuto dans notre scuola, me lance-t-il.
Il parle si vite que j'ai du mal à comprendre la suite.
- Désolée pour le retard, je m'excuse. Je me suis perdue dans les couloirs.
- Pas de problème, m'assure-t-il. Je venais seulement de faire l'appel. Installez-vous, si vous voulez bien.
Je hoche la tête et, sans un bruit, rejoins le plan de travail encore libre au deuxième rang.
- Je m'appelle Giulia, chuchote ma voisine.
- Et moi c'est Audrey.
Elle se met à rire :
- Je sais.
De suite, je devine qu'elle et moi pourrions être amies.
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Protection rapprochée
RomanceAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...