Dans le lave-vaisselle encore tiède, j'attrape un grand verre ainsi qu'une tasse.
— Qu'est-ce que tu fous là, Audrey ? je grogne pour moi-même en même temps que j'allume la machine à café.
Échanger deux mots avec elle dans le bar où j'étais censé la surveiller passait encore, mais la voir débarquer chez moi...
— Un coup de main ?
Je sursaute. Avant de pivoter vers elle et la découvrir dans l'embrasure de la porte.
— Non merci.
Malgré ma réponse, elle s'approche, s'empare du verre que j'ai préparé pour elle :
— Je peux ?
Pure question formelle.
— Ouais.
Je la regarde porter le verre à ses lèvres, en avaler la moitié d'une traite. Bon sang, j'ai l'impression de regarder un film interdit aux moins de dix-huit ans alors qu'elle est seulement en train de boire.
— James ? Ça va ?
— Ouais, bien sûr.
Je me détourne, sors le sucre du placard avant d'en verser une généreuse cuillère dans mon café.
— Merci pour tout, murmure-t-elle derrière moi. Tu sais... Au Medici... C'est peut-être ridicule, mais ça m'a fait du bien d'entendre parler anglais.
— Ce n'est pas ridicule. Je comprends.
Je comprends même tellement bien que je dois fermer les yeux pour tenter d'endiguer le flot de souvenirs qui déferle sur moi comme un tsunami sur la côte.
Le bruit des tirs.
Les cris.
Et puis le silence. Un silence de mort. Un silence qui encore aujourd'hui me martèle le crâne lorsque je n'arrive pas à dormir.
Toutes ces choses qui font que, plus jamais, je ne pourrai être celui que j'étais avant.
— Qu'est ce que tu fais en Italie ? demande-t-elle d'une voix très douce, avant de poser sa main sur mon épaule.
Je déglutis, me retourne. Ses yeux plongent instantanément dans les miens et j'ai l'impression qu'elle peut lire en moi comme dans un livre ouvert.
— Qu'est-ce que tu veux oublier ? ajoute-t-elle encore plus bas.
Cette fois, elle lève une main, jusqu'à être à hauteur de mon visage. Je la sens hésiter. Une brève seconde seulement, parce que sa paume finit par entourer ma mâchoire.
Ses doigts sont froids. Presque gelés. Mais ça ne m'empêche pas de serrer les paupières pour savourer la douceur de sa peau contre la mienne.
Ça fait si longtemps. Si longtemps qu'une femme ne m'a pas touché. Embrassé.
Et pourtant... Pourtant, une part de moi voudrait la repousser. Lui crier de foutre le camp. De s'en aller quand il est encore temps, avant que la noirceur de mes souvenirs ne la contamine.
Seulement je n'y arrive pas. Parce que la façon dont elle me regarde, avec ses yeux confiants et ses pommettes rosies, me donne envie de croire que quelque chose est encore possible pour moi.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
Nier jusqu'à l'évidence. Voilà ce qu'on m'a appris pour protéger mes arrières. Et mes camarades.
— J'ai vu cette médaille dans le salon.
Putain.
L'un des seuls objets vraiment personnels que j'ai emportés ici, avec mes DVD préférés.
Dire que la semaine dernière encore, je n'avais jamais parlé avec cette fille. Et que ce soir, en moins de dix minutes et alors qu'elle ne sait rien de moi, elle réussit à mettre une pagaille monstre dans ma nouvelle vie.
— Quand est-ce que le serrurier dois te rappeler ?
Elle bat des paupières.
— Dans moins d'une heure mais...
— Alors viens avec moi.
Je l'entraîne vers l'entrée avant de changer d'avis. Là, j'ouvre mon portefeuille, en extrais une carte plastifiée. La première qui me tombe sous la main.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Audrey semble ne pas comprendre.
— Viens, je répète.
Je déverrouille ma porte, attrape mes clés sur la console avant de sortir. Ça m'est égal si je suis en chaussettes sur le palier.
Toujours en silence, je parcours les quelques mètres qui séparent nos deux entrées. Je glisse ensuite ma carte bleue dans la fente entre le dormant et le battant, joue jusqu'à entendre le petit cliquetis caractéristique. Enfin, d'un simple coup d'épaule, j'ouvre.
— Voilà, je soupire avant de m'écarter.
Audrey ne dit rien. La tête basse, elle se contente de passer devant moi. Sans un mot, elle pénètre dans son appartement. C'est seulement une fois à l'intérieur qu'elle lève les yeux vers moi :
— Merci. Est-ce que j'ai fait quelque chose de...
— Je t'en prie.
Je la coupe parce que je ne veux pas qu'elle pose d'autres questions. Parce que je ne veux pas qu'elle continue de me regarder de ses yeux semblables à deux billes de chocolat.
— Bonne nuit alors, murmure-t-elle au moment où je referme la porte, pour l'oublier elle et ces satanés souvenirs qu'elle a déterrés.***
Dire que j'ai passé une mauvaise nuit est un euphémisme : j'ai passé mon temps à me retourner dans mon lit et à me demander si je ne devais pas appeler le sénateur Evans pour lui dire que c'était fini, que j'abandonnais. Pendant qu'il est encore temps.
Et aux premières lueurs du jour, quand les camions-poubelles prennent possession de la ville, ma décision est prise : je dois mettre fin à cette mascarade.
Du moins c'est ce dont j'essaye de me convaincre alors que je fais défiler mon répertoire sous mes yeux trop fatigués.
— Sénateur Evans ? je demande sans préambule lorsqu'il décroche.
— Un problème, Marshall ?
Un rapide calcul me fait réaliser qu'il doit être près de 23h chez lui. Alors qu'ici, le soleil se lève déjà.
— Votre fille va bien.
— Tant mieux. (Il marque une pause.) Que se passe-t-il alors ?
— Sénateur Evans. Votre fille... (Je me rends compte que je ne sais même pas par où commencer.) Elle se pose des questions.
— Comment ça ?
Derrière lui, j'entends le bruit d'un fauteuil de bureau qui se redresse. Puis le bruit d'une porte qu'on referme.
— Elle a vu la médaille.
Silence au bout de la ligne.
Pourtant je sais qu'il sait exactement de quelle décoration je parle parce que lui-même a abordé le sujet lors de notre entrevue.
— Comment ça ?
— Elle est venue ici.
Et en deux mots, je lui relate la visite d'Audrey, hier soir. Son tiramisu raté. Ses clés oubliées. J'omets simplement de lui parler de la douceur de sa voix et de la chaleur de ses doigts.
— Marshall, nous avons un contrat, me rappelle-t-il.
— Je sais.
— Et surtout, vous m'avez donné votre parole.
Oui.
Je ferme brièvement les yeux en me demandant comment m'en sortir.
— Sénateur, il est encore temps de faire marche arrière. Avant qu'elle ne finisse par comprendre le reste.
— James... J'espère que vous n'êtes pas en train d'imaginer tout lui révéler.
Je me passe une main dans les cheveux, las tout à coup.
— Bien sûr que non. Simplement, je crois que je n'ai pas les épaules suffisantes pour cette mission.
Oui, je crois que tout le problème réside là : je ne me sens pas à la hauteur.
Peut-être parce que j'ai déjà failli une fois. Une fois qui m'a coûté la femme que j'aimais et l'usage de mes jambes pendant de longs mois.
— James... Vos faits d'arme parlent pour vous, je n'ai aucune inquiétude de ce côté-là.
Sa voix à le même timbre que celle d'Audrey. Il semble tellement confiant alors que pourtant je ne le mérite pas.
— Vous vous trompez.
— Non, je suis certain que non.
Mais si je peux me permettre un conseil : ne mélangez pas vie professionnelle et vie privée.
— Bien, je réponds machinalement.
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Protection rapprochée
RomanceAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...