Comme chaque dimanche soir, il me faut près de deux heures pour parcourir la route qui sépare la maison de mes parents, à Long Beach, de ma chambre universitaire à La Jolla. Deux heures pendant lesquelles je repense à la conversation que j'ai eue avec ma mère, juste avant de partir. Comme souvent, mon père était cloîtré dans son bureau, à préparer je ne sais quelle intervention.
- Comment est-ce que tu envisages les choses ? m'a-t-elle demandé au moment où je sortais de table.
Inutile de lui demander de quoi elle parlait, nous le savions aussi bien l'une que l'autre. Avant de répondre et pour gagner un peu de temps, j'ai tourné la tête vers le bow-window. Un court instant, j'ai réfléchi à ce que j'allais lui répondre.
- Je ne sais pas trop encore, j'ai fini par dire.
Et c'était la réalité. Parce que jusque-là, cette pause, c'était seulement un rêve. Un rêve un peu fou, pour lequel je n'avais pas songé aux modalités pratiques.
- Quand j'ai rencontré ton père, a commencé ma mère, ton grand-père était encore maire de San Bernardino. Dans sa chambre d'étudiant, il avait accroché un planisphère. D'ailleurs je crois même qu'il est encore au grenier. Et sur cette carte, il avait fixé de petits drapeaux. Il m'a expliqué que c'était tous les endroits qu'il rêvait de visiter. Je me souviens m'être demandée s'il me racontait ça uniquement pour me séduire.
Tandis que ma mère poursuivait son histoire, un sourire nostalgique s'est dessiné sur son visage.
- Et puis il a enchainé en me disant que ce n'était qu'un rêve. Que sa vie était ici, en Californie. Que son destin était tracé. (Elle marque une pause.) J'ai su après que c'était vrai. Que ton grand-père nourrissait de grands projets pour lui.
En même temps que je l'écoutais, je me suis demandée où elle voulait en venir.
- Alors le jour de notre mariage, j'ai fait promettre à ton père que si nous devions avoir des enfants, nous les laisserions faire leurs propres choix.
C'est à ce moment-là que j'ai compris ce qu'elle voulait dire. Je n'ai rien répondu, j'ai seulement posé ma main sur la sienne, en un merci silencieux. Je savais que c'était dur pour elle de m'imaginer loin. Même si elle ne le montrait pas.
- Ce sera le temps d'un semestre. Peut-être deux, j'ai promis.
Ma mère a secoué la tête :
- À moins que tu ne rencontres quelqu'un.
- Maman...
Je me suis retournée, me suis approchée d'elle pour entourer mes bras autour de ses épaules.
- Je...
- Je sais, m'a-t-elle coupé.
Et c'est tout ce que j'avais besoin d'entendre.Lorsque j'arrive sur le campus, la nuit est en train de tomber. Je gare ma voiture devant l'immeuble puis, avant même d'ouvrir la portière, envoie un message à Beth, ma colocataire, pour la prévenir. Depuis le mois dernier, je fais ça à chaque fois. Pour être précise, je fais ça depuis qu'un jour, en rentrant un peu plus tôt de mon week-end, je l'ai surprise avec son petit ami du moment. Entre nous, ce n'est pas quelque chose que j'ai envie de revivre.
Quand j'ai fini, je sors de la voiture, me dirige vers le coffre pour en extraire mon sac de voyage. Ce soir, j'ai l'impression qu'il pèse une tonne. Je claque le hayon, lève les yeux vers la chambre que je partage avec mon amie, au troisième étage. Beth est là, juste derrière la vitre. Elle m'adresse un sourire radieux et je lui réponds d'un petit signe de la main.
- Tu en as mis du temps ! lance-t-elle lorsque je pousse enfin la porte.
- Ça c'est de l'accueil ! je m'esclaffe en laissant tomber mon sac dans l'entrée.
J'ôte mes chaussures avant de me diriger vers l'unique penderie de la pièce, pour en sortir un pyjama. Une fois changée, je me jette sur mon lit tandis que mon amie s'assied sur le sien.
- J'ai passé une soirée géniale hier, commence-t-elle. J'ai assisté à mon premier match de hockey et j'ai a-do-ré.
Si Beth est arrivée de Johannesbourg au mois d'août dernier, elle a très vite pris ses marques ici. Peut-être trop je songe avec amusement ; alors qu'elle me rejoint sur mon lit.
- Comment vont tes parents ?
- Bien.
Même si elle ne les a rencontrés que deux fois, d'abord à l'occasion de mon déménagement puis pour Thanksgiving parce que ma mère ne voulait pas qu'elle reste seule, Beth me demande toujours des nouvelles d'eux.
- Et toi ? (Son regard détaille mon visage et je la vois esquisser une moue bizarre.) Qu'est-ce qui ne va pas ?
Eh merde.
Aucune chance que j'y échappe.
- J'ai dit à mes parents que je voulais faire une pause, je lui avoue avant de changer d'avis.
- Une pause ? répète-t-elle. Qu'est-ce que tu entends par "pause" ?
Je grimace, me lève pour rejoindre la fenêtre. Dehors, il fait maintenant nuit noire et seuls les lampadaires éclairent le parking et le chemin piéton qui dessert la résidence.
- Eh bien..., je commence avant de m'interrompre.
Je n'ai aucune idée de par où je dois commencer.
- Audrey ? Tu commences à me faire peur. Ne me dis pas que tu envisages d'arrêter. Pas maintenant ! Alors qu'il te r...
- Beth, je la coupe gentiment. Laisse-moi parler.
Je me tourne vers elle, la découvre en train de remonter ma couette sur ses jambes.
- En réalité, ça fait quelques temps que j'y pense...
- De quoi est-ce que tu parles ?
Je roule des yeux. Aussitôt elle lève les mains en signe d'excuse avant de mimer une fermeture Éclair qu'elle verrouillerait sur sa bouche.
- J'en ai assez d'être seulement la fille du sénateur Evans, je commence par dire.
Comme si ça pouvait adoucir la bombe que je m'apprête à dégoupiller...
- Tout ce que je fais est réglé au millimètre près par l'équipe de mon père. Je ne peux pas sortir avec un garçon sans que toute la Californie en soit informée. Je ne peux pas boire trois ou quatre bières dans un bar sans que...
- Tu n'aimes pas la bière, fait remarquer Beth avant de se reprendre. Pardon, continue.
- Tout ça pour dire que j'aimerais juste une fois être libre de faire ce que JE veux. Et pas seulement ce qu'on attend de moi. Alors j'ai dit à mes parents que je voulais prendre six mois ou un an pour moi. Pour voyager. Pour être moi-même. Avant de rentrer à nouveau dans le moule.
Mon amie se laisse retomber en arrière, fixe le plafond au-dessus de sa tête.
- Waouh, finit-elle par dire. Qu'est-ce qu'il s'est passé ce week-end ?
- Rien.
Hormis la proposition de ma mère de me présenter à Barbara Riley. Mais ça reste seulement une proposition, et ce n'est pas ça qui a motivé mon idée de "pause".
- Et comment ont réagi tes parents ?
- Honnêtement ? Bien. Ils m'ont dit qu'ils étaient fiers de moi, peu importe mes choix.
- Ça a l'air de t'étonner.
Pour toute réponse, je hausse les épaules. En réalité, ce n'est pas que ça m'étonne. C'est juste que ça a l'air presque trop simple.
- Tes parents sont comme tous les parents : ils veulent le meilleur pour toi.
- Je le sais maintenant.
Dehors, des éclats de rire résonnent sur le parking. Machinalement, je pivote vers la fenêtre, pour découvrir un jeune couple qui s'embrasse et se taquine.
- Parce que tu en doutais ?
Non, bien sûr que non. Mais peut-être que j'avais besoin de l'entendre.
- Et où est-ce que tu vas aller ?
- Florence.
Florence. Ses ponts et ses piazzas. Ses palais et son dôme.
- Florence..., répète-t-elle doucement avant de grimacer. Il est au courant ?
"Il". Luca. L'étudiant de quatrième année qui faisait battre mon cœur jusqu'à ce qu'il ne reparte précipitamment en Italie, le mois dernier, sans plus me donner de nouvelles.
Je secoue la tête.
- Tu es sûre de ce que tu fais ?
Beth doit certainement penser que je fais une bêtise.
- Nan. Et ça me fout la frousse, je confesse en me tournant à nouveau vers elle.
Et c'est là que je les remarque. Ses doigts agrippés au couvre-lit.
- Beth ?
Un sourire triste se dessine sur son visage, juste avant qu'elle ne lève les yeux vers moi :
- Quand est-ce que tu partirais ?
- Je ne sais pas encore.
Peut-être à la fin du semestre. Peut-être avant. Ça dépendra surtout de la façon dont je m'organiserai.
- Mais je reviendrai, je tente de la rassurer.
Même si c'est vrai, nous savons toutes les deux que la distance changera forcément les choses. Que ce ne sera plus jamais pareil que ces trois mois où nous avons partagé cette chambre et où je pensais encore pouvoir être une étudiante comme les autres.
VOUS LISEZ
Protection rapprochée
RomantizmAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...