1. Audrey - "la fille de"

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"La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis vingt-et-un ans.
Mon père, Thomas Evans, est l'un des deux sénateurs de Californie. Un poste important, presque un sacerdoce pour celui qui a grandi au sein d'une famille où tous les hommes ont, chacun leur tour, œuvré pour la bonne marche de notre pays.
Malheureusement, c'est aussi une fonction qui nous met, ma mère et moi, sous les feux des projecteurs... en même temps qu'elle nous laisse dans l'ombre. C'est assez paradoxal quand on y songe : je dois faire attention à chacun de mes mots, à chacun de mes gestes pour ne pas risquer de compromettre la réputation ou la carrière de mon père. Et ce, alors même que personne ne se souvient jamais de mon prénom. Je suis seulement "la fille de".
Jusqu'à présent, je m'en étais toujours accommodée. Peut-être par confort. Ou par paresse. À moins encore que ce ne soit parce que je n'avais connu que ça.
Dans tous les cas, mon seul patronyme suffisait à m'ouvrir toutes les portes : écoles, stages, soirées. Tout ça, sans même que j'aie besoin de lever le petit doigt.
- Audrey ?
Je tourne la tête en direction de ma mère, assise juste en face en moi.
- À quelle heure est-ce que tu penses rentrer ? demande-t-elle alors que j'attaque mes œufs brouillés.
Je sais que je ne devrais pas après la dinde d'hier soir.
- Pourquoi ? je demande machinalement.
La journée n'a même pas commencé que, déjà, ma mère songe à ce soir.
Mentalement, je passe en revue mon programme de ce vendredi. Est-ce que j'aurais pu oublier quelque chose ? Non, impossible. Je n'oublie jamais rien. On m'a appris à ne jamais rien oublier.
- J'aurais aimé te présenter Barbara Riley.
Barbara Riley, Barbara Riley. J'ai beau chercher, ce nom ne me dit rien.
- Je devrais la connaître ?
Ma mère se tourne vers mon père mais ce dernier, trop occupé à lire ses emails sur son smartphone, ne nous prête aucune attention.
Dans des moments comme celui-ci, je me demande comment un homme aussi simple que lui a pu devenir sénateur. Et surtout, je me demande comment il fait pour supporter toute cette pression au quotidien, dimanches et jours fériés compris.
- Thomas ? chuchote ma mère avec indulgence.
- Oui chérie ?
Cette fois, il redresse la tête, nous adresse tour à tour un sourire d'excuse. Puis pile au moment où je crois que ma mère va devoir répéter sa question, il me surprend une nouvelle fois :
- Barbara est l'une des organisatrices du Bal des débutantes.
Je cligne des yeux avant de me tourner vers ma mère. Comme à chaque fois qu'il fait ça, elle hausse les épaules. Pour elle, cette faculté qu'a son mari de gérer jusqu'à quatre voire cinq sujets en simultané est juste normale.
- D'accord, je murmure.
Depuis toujours, mes parents sont convaincus que je serais parfaitement à ma place dans ce genre d'évènement. Dans ce genre de monde. Que j'ai toutes les qualités requises d'une "deb". Moi je crois au contraire que je ne suis pas faite pour ce milieu. Peut-être naïvement, mais j'espère encore qu'on m'appréciera un jour pour moi et pas à cause de ma filiation. Pas parce que je peux faire passer un CV à mon père.
- Qu'est-ce que tu en dis ? insiste ma mère.
Je plonge mes yeux dans les siens. Ils ont cette même couleur qu'ont les miens : une nuance entre le vert et le noisette, qui change en fonction de la luminosité.
- Je ne sais pas, je réponds prudemment.
En réalité, je sais. Je sais que je ne veux pas participer à ce genre de soirées. Je les déteste même ; alors que j'y participe pourtant depuis mes quinze ans. Mais je ne peux pas lui dire ça. Je n'ai pas envie de les décevoir.
Je n'ai envie de décevoir personne, et peut-être que c'est là tout mon problème : je fais toujours ce que l'on attend de moi. Quitte à m'oublier au passage.
- Est-ce que tout va bien ?
Ma mère semble inquiète tout à coup. Fatiguée aussi. Alors, comme s'il avait senti son désarroi, mon père lui passe une main sur le dos, tente de l'apaiser. De la même façon qu'il tente de me rassurer moi :
- Je sais que tu n'aimes pas te mettre en avant et que ce n'est pas la vie dont tu rêves.
Je ferme les yeux un bref instant en me demandant comment il sait. Et surtout, pourquoi il aborde le sujet aujourd'hui. Parce qu'effectivement, ce n'est pas la vie que j'aurais choisie si j'avais pu.
- Mais ça viendra..., ajoute-t-il encore. Un jour tu auras le sentiment d'être à ta place.
Contrairement à lui, je n'en suis pas sûre. Certains jours, j'en viens même à penser que mon existence ressemble à une vaste pièce de théâtre : chaque matin, j'endosse un costume trop large pour mes épaules. Alors que je n'ai pas la carrure adéquate pour supporter toute cette pression.
Sourire poliment.
Assister à des soirées et galas.
Faire attention à chaque choix de mot pour ne surtout heurter personne.
Voilà ma vie.
Alors parfois, juste avant de m'endormir le soir, je me demande quand tout cela va s'arrêter. Ou plutôt, si ça va s'arrêter.
— Je voudrais faire une pause.
De surprise, ma mère lâche sa tasse qui s'écrase sur l'épaisse moquette de la salle à manger. Cette salle à manger qui a vu défiler un nombre incalculable de conseillers et journalistes depuis que je suis petite.
- Pardon, je murmure tandis qu'Emily, la gouvernante, hâte le pas jusqu'à nous pour ramasser la porcelaine brisée.
Alors même que je n'y suis pour rien, je m'excuse. Simplement parce que c'est ce qu'on attend de la fille du sénateur Evans. Et que ça fait partie de tout ce qu'on m'a enseigné depuis mon plus jeune âge dans les différents pensionnats où j'ai séjourné.
- Une pause ? répète mon père comme s'il avait mal compris.
Je hoche la tête et, avant de changer d'avis, prends mon courage à deux mains :
- Six mois ou un an. En Europe. Je me suis renseignée et...
- Pourquoi ? bredouille ma mère.
Quand je lève les yeux vers elle, les siens sont brillants. Je sais qu'elle n'est pas en colère contre moi. D'ailleurs, elle ne se fâche jamais. Non, elle semble seulement... triste. Résignée aussi, comme si elle savait que ce moment allait finir par arriver.
- Je voudrais aller quelque part où je puisse exister par moi-même. Pas être la fille d'un sénateur. Au moins quelques mois.
Je ne veux pas les blesser. Jamais. Parce que tout ce qu'ils ont fait jusqu'à présent, c'est essayer de me protéger. Et de m'offrir la vie la plus confortable qui soit.
- Je comprends.
Ma mère m'adresse un signe de la main qui signifie "viens par ici". Alors je me lève, fais le tour de la table en évitant l'auréole de thé qui jure sur le sol crème.
- Je suis désolée, je m'excuse une nouvelle fois.
Ma mère secoue doucement la tête avant de m'attirer dans ses bras.
- C'est nous qui sommes désolés. De t'imposer tout ça. Tu n'as pas choisi cette vie et pourtant tu t'en sors à merveille. Avec papa, nous sommes fiers de toi.
Un sourire discret se dessine sur le visage de mon père tandis qu'il hoche la tête. Puis à son tour il se redresse, fait un pas vers nous.
- Tellement fiers de toi, renchérit-il avant de nous entourer de ses bras à son tour.
- Merci.
C'est tout ce que je parviens à dire, tellement j'ai la gorge nouée.
- Je pensais que vous m'en voudriez...
- Jamais, répond mon père.
- Jamais, répète ma mère en écho.

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