Il y a des choses qu'on préfèrerait oublier. Ou au moins enfouir au plus profond de sa mémoire.
Voilà pourquoi je ne raconte jamais que j'ai passé quatre années au sein du Diplomatic Security Service. Seul mon père et mon meilleur ami sont au courant. Et encore, ils ne savent que ce que j'ai bien voulu leur dire : la version édulcorée de cette partie de mon existence. Parce que le reste est bien trop sombre.
Aussi, lorsqu'on me pose la question de ce que je fais dans la vie, je réponds simplement que je travaillais pour une agence gouvernementale. En général, cela suffit. En général...
Assis face à moi, mon "conseiller pour l'emploi" fait glisser sur la table les quelques pages que vient de cracher son imprimante. Je les attrape, les feuillette machinalement en me demandant, une fois de plus, ce que je fais ici. Hormis me faire perdre mon temps, ces rendez-vous du mardi ne m'apportent strictement rien.
- Je pense que l'offre de protection rapprochée, tout en bas de la pile, serait parfaite pour vous.
Un instant je me demande s'il l'a mise derrière pour que cela ressemble à une "surprise". Un peu comme ces vendeurs immobiliers qui, dans les émissions de télé, gardent la plus jolie maison pour la fin. Je récupère l'annonce en question, la détaille comme il y a quelques mois encore j'aurais étudié un échanges de SMS entre supposés combattants islamistes : en me demandant où se situe le piège. Parce qu'une annonce comme celle-ci ne peut être qu'un piège : un homme politique cherchant quelqu'un de discret pour surveiller un proche durant plusieurs mois à l'étranger. Avec, à la clé, un salaire confortable, un appartement de fonction et un bonus de huit mille dollars en fin de mission.
- Alors ?
Je hausse les épaules. Puis, doucement, je repose la feuille, la pousse vers mon vis-à-vis.
- Vous n'avez rien à perdre, insiste-t-il en laissant délibérément l'offre entre nous.
Sur le fond, il a raison : je n'ai rien à perdre. Mais...
- Écoutez..., je commence avant de m'arrêter.
- Non, c'est à vous de m'écouter, Monsieur Garner.
Il se tourne vers l'écran de son ordinateur, pianote quelque chose sur son clavier avant de détailler :
- Sept rendez-vous, dix-neuf offres personnalisées (et il insiste sur ce dernier mot), trois entretiens et aucune suite. Il est clair que nous perdons tous les deux notre temps... Et même si le mien est payé, ça en devient lassant.
Un bref instant, je demeure scotché par sa sortie. Mais ça ne dure pas :
- Vous avez raison.
J'attrape les papiers sur le bureau avant de me lever.
- Où est-ce que vous allez comme ça ? Nous n'avons pas terminé.
- Moi si.
Je récupère mon manteau sur le dossier de ma chaise, fait courir une dernière fois mes yeux sur le mobilier usé de la pièce. Et puis je sors. Dans le hall, des dizaines d'autres sans-emploi patientent. Certains jouent sur leur téléphone, d'autres discutent avec leur voisin. La plupart ont la tête basse. Sûrement à cause de ce sentiment de honte qui les étreint à l'idée de devoir être aidés.
- Monsieur Garner.
Je ne me retourne même pas.
- Je vais devoir signaler vos refus. Ce qui signifie...
- Que vous allez supprimer mes indemnités, je le coupe avant de sortir sans un regard en arrière.
Lorsque je sors, je remarque de suite les quelques flocons qui virevoltent dans l'air. En général, à cette période, cela signifie que la neige ne devrait pas tarder à arriver. Et avec elle, les hordes de touristes. Ainsi que les stars avec assez de moyens pour s'acheter un pied à terre ici.
J'adore Aspen. J'y suis né et j'y ai grandi. Mais contrairement à mon père, qui est moniteur de ski dans l'une des stations du coin, je ne vois pas d'un très bon œil le tourisme de masse que nous subissons chaque année, entre décembre et avril.
- Salut James !
Je tourne la tête vers la droite, là où se trouve le magasin de jouets en bois de Liam, mon ami depuis toujours.
- Salut.
Je fourre les offres d'emploi dans ma poche avant de marcher vers lui.
- Un café ?
J'acquiesce, le suis dans la boutique puis la pièce à l'arrière qui lui sert de cuisine.
Quand j'étais petit, et que c'était encore les parents de Liam qui tenaient ce commerce, je m'imaginais toujours rentrer dans l'atelier du Père Noël. Entre l'odeur de sciure de bois, le bruit des machines dans le fond de la cour et la neige en hiver, on aurait pu croire que des lutins œuvraient en secret tellement l'atmosphère semblait magique.
- Tu sors de l'agence pour l'emploi ? me demande-t-il en allumant la machine à expresso.
- Ouais...
- Et ?
La cloche du magasin se met à tinter et je réprime un ouf de soulagement.
- Sers-toi, dit Liam en s'éclipsant.
À travers la porte entrouverte, je reconnais un léger accent étranger. Peut-être des canadiens. Ou alors des anglais. En tout cas pas des gens d'ici.
- Des touristes ? je demande lorsqu'il revient, à peine quelques instants plus tard.
- Des australiens, confirme-t-il.
Je lui tends une tasse, ajoute un sucre dans la mienne.
- Mais ils viennent juste pour "regarder"..., ajoute-t-il, blasé. Parfois j'en viens à me demander si je ne ferais pas mieux de vendre. Je pourrais facilement obtenir un million et demi de dollars. Voire même plus. (Il s'interrompt, boit une longue gorgée de café.) Tu vois le magasin de fleurs un peu plus loin ?
- Celui à côté du Aloha ?
- Ouais. Il s'est vendu la semaine dernière. Deux millions sept cent quarante mille dollars en cinq jours à peine.
Les chiffres qu'il annonce donneraient le tournis à n'importe qui qui ne serait pas du coin. Alors qu'en fait, c'est le triste reflet de la réalité ici : l'immobilier s'arrache à prix d'or, au détriment des locaux. Les grands noms du luxe sont prêts à mettre beaucoup d'argent sur la table pour disposer d'une vitrine ici. Aussi minuscule soit-elle.
- Et qu'est-ce que tu ferais après ? On ne vend qu'une fois..., je lui fais remarquer. Et puis, il y a ta vendeuse ?
- Lana ?
Il se met à sourire. Un sourire affectueux, que je ne lui ai jamais vu.
- Je suis sûr qu'elle viendrait avec moi...
- Avec toi ? je répète au moment-même où ma cuillère me glisse des mains. Je tente de la retenir mais ne réussis qu'à renverser le reste de ma tasse sur mon jean.
- Aïe !
- Tiens.
Liam me tend le rouleau d'essuie-tout posé sur la table. Je l'attrape, arrache plusieurs feuilles avant de tamponner mon pantalon.
- Lana et toi ? je répète une fois que j'ai fini.
- Ouais.
Mon ami s'adosse au plan de travail, éclate de rire :
- Apparemment tu ne te doutais de rien...
- Bien sûr que non, je m'exclame. Et puis, j'ai toujours pensé que cette fille était trop bien pour toi, je plaisante.
En réalité, je n'ai dû voir Lana que cinq ou six fois depuis qu'elle travaille ici. Si je me souviens bien, elle est arrivée l'hiver dernier, avec le flot de saisonniers. Sauf que, contrairement aux autres, elle n'est jamais repartie. Ce qui aurait pu me mettre la puce à l'oreille, je songe.
- C'est ce que je me dis chaque jour..., souffle mon ami.
Puis ses yeux glissent vers la porte vitrée derrière moi et son visage s'éclaire :
- Quand on parle du loup...
Je me tourne à mon tour et, au travers des carreaux, distingue une jeune femme qui dépose son vélo contre le mur de la résidence voisine. Des volutes de vapeur s'échappent de sa bouche. Elle ôte son bonnet, ébouriffe ses cheveux avant de pivoter vers la boutique. Lorsqu'elle nous aperçoit, elle nous adresse un signe de la main.
- Salut ! lance-t-elle en poussant la porte.
- Salut, nous lançant en chœur.
Elle enlève ses gants, les dépose sur le plan de travail. Puis elle ouvre la fermeture de sa doudoune.
- Ça sent bon ici.
- Je te prépare un café ? demande Liam.
Elle secoue la tête et ses épaisses boucles blondes se répandent sur ses épaules :
- Laisse, je vais le faire.
Je les observe tous les deux, en me demandant comment j'ai pu ne pas voir ce qui me semble désormais évident. Liam la rejoint devant la cafetière.
- Toi aussi tu sens bon..., chuchote-t-il avant de déposer un baiser au creux de son épaule. Je n'ai pas droit à un bisou ce matin ?
- Je...
Elle s'interrompt, avant de se tourner vers moi, hésitante.
- Je lui ai dit pour nous deux, précise Liam.
- Faites comme si je n'étais pas là, j'ajoute en souriant.
Les joues de Lana virent instantanément au pivoine. Liam, lui, doit se retenir pour ne pas éclater de rire.
- Ne me dites pas que vous faites ça ici le matin ?! je demande avant de me reprendre. Non, en fait je ne veux pas savoir.
- Bien sûr que non, lance Liam.
Et entre nous, cette phrase manque de conviction.
- Bien sûr que non, tu ne veux pas savoir, ajoute-t-il en pouffant.
Il passe ensuite ses mains autour de la taille de Lana, niche son visage dans le cou de celle-ci.
- Liam, sérieux ! je râle.
- OK OK.
Il s'écarte un peu, le temps pour son amie d'ouvrir la porte du frigo et d'attraper une brique de lait. Lorsqu'elle a fini, elle prend sa tasse, va s'asseoir à la vieille table en formica où je la rejoins. Pour plaisanter, je m'apprête à lui demander ce qu'elle trouve à Liam mais mon ami me coupe l'herbe sous le pied :
- Au fait, tu ne m'as pas dit. Ce rendez-vous à l'agence pour l'emploi, ça a donné quoi ?
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Protection rapprochée
RomanceAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...