5. Audrey - Envol

84 6 0
                                    

- Tu es sûre que tu as tout ? demande ma mère, pour la troisième fois au moins depuis que j'ai descendu mes deux grands sacs de voyage dans l'entrée.
- Maman...
Ma mère lève les mains au ciel, l'air de dire "très bien, j'ai compris", mais je sais déjà que dans quelques minutes, elle me posera à nouveau la même question. Et ce, jusqu'à ce que nous partions pour l'aéroport.
Florence.
Nous y voilà.
Je dis "nous" parce que mes parents ont insisté pour faire le voyage avec moi. Près de quinze heures de vol, seulement pour vérifier que le quartier dans lequel ils ont loué un appartement pour moi est sûr.
- Tu comptes rester là-bas pour toujours ? je la taquine en avisant sa valise, immense pour une semaine.
- Audrey, me rabroue gentiment mon père.
Même depuis la porte entrouverte de son bureau, il est capable de nous entendre.
- Quoi ? je demande innocemment.
- C'est une valise pour deux, précise-t-il à travers le couloir.
Bon sang, comment arrive-t-il à faire ça ?
Je regarde ma mère et nous éclatons toutes les deux de rire. Quand je dis que mon père est en mesure de gérer quatre ou cinq sujets en même temps, je n'exagère pas.
- Donc tu es prêt ?
- Presque, répond mon père.
Au moment où il dit ça, je reconnais le bruit des touches du coffre sur lesquelles il pianote son code. Ce coffre, personne n'y a accès hormis lui. Même ma mère n'en connait pas le code.
- Je range mon ordinateur et j'arrive.
Voilà pourquoi j'ai besoin de faire une pause. Et voilà pourquoi je n'aimerais pas mener la vie qu'il mène : en permanence, il lui faut penser à tout un tas de choses. De la plus insignifiante à la plus importante. C'est d'ailleurs un miracle, je songe, que mon père n'emporte pas son PC avec lui.

- Tu te souviens de la première fois où tu as pris l'avion ? demande mon père alors que nous attendons dans la salle d'embarquement. Ma mère, elle, est partie flâner dans les magasins de duty-free.
On entend souvent dire qu'avant six ans, on ne garde aucun souvenir. Je peux affirmer que c'est faux parce que je me souviens très exactement de l'excitation que j'ai ressentie la première fois où nous sommes partis en vacances tous les trois. J'avais presque cinq ans. Je me souviens des mains de mon père sur mes épaules, alors que je regardais les gros porteurs s'envoler, peut-être depuis ce même terminal.
- Je me souviens, oui.
Apparemment, ce jour-là, c'était la première fois que mon père nous accompagnait. Avant ça, ma mère et moi partions seules, en voiture, et uniquement pour rendre visite à mon grand-père maternel, du côté de Phoenix.
Mais grand-père était décédé quelques mois auparavant. Et ma mère était si malheureuse que mon père avait rompu la promesse faite à son propre père : pour la première fois, il avait choisi de faire passer l'intérêt de sa famille avant celui de son pays. Il nous avait emmené visiter le parc national de Glacier, près de la frontière canadienne. Ça avait été des vacances merveilleuses.
- Ce jour-là, tu m'as demandé si on pouvait toucher les nuages, se remémore mon père.
- Et qu'est-ce que tu as répondu ?
- Qu'on pouvait au moins essayer.
Il passe son bras autour de mon cou, appuie son épaule contre la mienne. Je sais déjà que ces moments vont me manquer. Je le sais mais en même temps j'ai besoin d'essayer de faire ce que je m'apprête à faire.
- Papa...
- Ce que tu fais aujourd'hui, j'ai rêvé de le faire lorsque j'avais ton âge. Mais je n'en ai jamais eu le courage.
- Pourquoi ?
Mon père a le regard fixé sur la piste devant nous. Il semble nostalgique tout à coup.
- Je n'aurais jamais osé tenir tête à ton grand-père. (Il s'arrête, se tourne vers moi alors que je grimace.) Non, chérie, je ne suis pas en train de dire que tu nous tiens tête, à maman et moi. Ce que je veux dire, c'est que tu es plus forte que je ne l'étais. Tu sais ce que tu veux.
- Je crois que tu me surestimes, papa.
- Non, c'est toi qui te sous-estimes, corrige-t-il avec indulgence. Même si c'est à cause de ce garçon que tu veux partir.
Cette fois, c'est moi qui me tourne vers la piste. Au moment même où un A380 prend son envol.
- Tu te trompes, je finis pas dire.
Si je veux partir c'est surtout à cause de ça : j'en ai assez que la moitié de la côte ouest, mes parents y compris, soit au courant de chacun de mes faits et gestes. De chaque garçon avec qui je vais boire un verre. De chaque soirée à laquelle je participe. J'ai l'impression d'étouffer. J'ai l'impression d'être un insecte sous un microscope alors que je n'ai rien demandé.
- Je sais. Et j'en suis désolé.
- Ce n'est pas ta faute, dis-je au moment-même où ma mère revient, un sachet de fritures en chocolat à la main.

***

- Et voilà votre chez vous !
L'agent immobilier pousse la porte de mon appartement avant de s'écarter pour nous laisser entrer..
C'est lumineux. Mignon aussi. Pas très grand, mais largement suffisant pour moi et mes valises.
- C'est comme sur les photos, remarque mon père.
Et l'agent immobilier de s'empresser de lui vanter l'importance d'un reportage photo réalisé par un pro. Pendant ce temps, j'en profite pour faire le tour de ce qui sera désormais mon chez moi : une kitchenette équipée, un salon avec terrasse et une jolie chambre aux tons neutres. Sans compter la baignoire dans la salle de bain.
- Qu'est-ce que vous en dites, Mademoiselle ?
Je pivote vers l'agent, lui adresse un sourire poli.
- C'est parfait.
Je m'approche ensuite de la fenêtre, contemple la place située juste en-dessous.
"Parfait" , je répète pour moi-même.
- Et l'école dont vous m'avez donné les coordonnées se situe à cinq minutes à pied seulement.
Quand Beth m'avait demandé ce que j'allais faire ici, je m'étais rendue compte que je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire et que simplement vouloir échapper à une petite vie trop confortable n'était pas, en soi, un projet d'avenir. Que ça ne devait être qu'un début.
- Qu'est-ce que tu aimes faire ? m'avait demandé Beth devant mon silence.
- J'en sais rien.
Ma vie me paraissait insignifiante tout à coup. Je n'avais aucun but et pas davantage quelque chose qui me passionnait.
- Et bien moi je sais. Regarde ton sac.
J'avais tourné la tête vers mes affaires et ça m'avait alors paru évident. La boîte à gâteaux. Celle que je ramenais chaque dimanche soir, remplie des délicieuses choses que j'avais préparées au cours du week-end, parfois avec l'aide d'Emily. Oui, voilà ce que j'aimais : pâtisser. Ni une, ni deux, Beth avait attrapé son smartphone sur sa table de chevet, m'avait demandé d'approcher :
- Assieds-toi.
"cuisine Florence Italie école", voilà à peu près ce qu'elle avait du taper sur son moteur de recherche. Et voilà comment elle avait atterri sur la page de la "Scuola", une école où on pouvait apprendre en même temps la cuisine et l'italien.

Protection rapprochéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant