9. Audrey - Tiramisu

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- Maman !
Je lève les yeux au ciel parce que ma mère vient de me demander si je me nourrissais en Italie. À l'entendre, j'aurais mauvaise mine sur les photos que je lui ai envoyées hier.
- Je posais simplement la question, se défend-elle.
- Eh bien, tu n'as pas à t'inquiéter, je la rassure.
En même temps que je l'écoute, j'enfile mes baskets, mon téléphone calé contre mon oreille. Je me contente de marmonner de vagues "mmm" lorsque je me rends compte qu'elle attend une réponse ou approbation de ma part. J'attrape ensuite mon manteau puis mon sac alors que ma mère continue de parler.
- Spencer dit que tu lui manques. Il a demandé si tu avais une adresse Skype pour pouvoir communiquer avec toi.
- Pitié maman.
- Je sais, je sais.
Je soupire en même temps que je claque la porte de l'appartement.
- Mais je ne pouvais pas lui dire non, continue ma mère. Sara et moi...
- "Nous nous connaissons depuis que nous avons seize ans". Je sais tout ça maman. Mais dis lui que je n'ai pas Skype.
- Je n'aime pas mentir, me rappelle-t-elle.
Effectivement, ma mère a le mensonge en horreur. Peut-être parce que sa propre mère menait une double vie et s'est volatisée alors que sa fille venait d'avoir sept ans.
- Bon. On va procéder autrement : est-ce que Spencer te semble être le gendre idéal ?
- Eh bien...
- "Toute la vérité, rien que la vérité".
À l'autre bout de la ligne, ma mère éclate de rire :
- D'accord. Laissons tomber Spencer. S'il faut, je lui dirai que tu as rencontré quelqu'un.
Mon doigt reste figé sur le bouton de l'ascenseur alors que le visage de James se met à danser devant mes yeux.
- Qu'est-ce que tu dis ?
Merde.
Au moment même où les mots sortent de ma bouche, je sais que je me suis trahie.
— Tu as rencont...
- Maman je ne t'entends plus, je la coupe. Je suis dans l'ascenseur.
Bien sûr, ma mère n'est pas dupe. Elle n'est jamais dupe :
- Tu as rencontré quelqu'un ?
Sa voix est montée dans les aigus.
- Hein ? Non !
- Audrey Kimberly Michelle Evans.
- Maman !
Je déteste quand elle fait ça. Quand elle m'appelle par mon nom complet. Parce qu'en général cela signifie deux choses : soit que j'ai fait une énorme bêtise, soit qu'elle veut me tirer les vers du nez.
- Écoute, je dois te laisser, je monte dans le bus.
Merde. Merde.
Je ferme les yeux en grognant.
- Tu viens de me dire que tu étais dans l'ascenseur.
- Maman, on se rappelle ce soir, OK ?

- Vous pouvez emporter votre tiramisu avec vous, lance le chef après que nous avons fait la vaisselle et nettoyé le labo.
- Bon appétit ! rit Giulia en détaillant ma réalisation du jour.
Mon regard suit le sien et je baisse la tête sur l'espèce de soupe contenue dans mon plat en verre en soupirant.
- Nan mais je suis sûre que ce sera délicieux, tente de me rassurer ma nouvelle amie.
Tu parles. Je suis certaine que ce sera aussi mauvais que ça en a l'air. D'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je m'acharne étant donné qu'au fil des cours, il est devenu évident que la pâtisserie italienne et moi n'étions pas faites pour nous entendre. Même le chef a fini par s'en apercevoir.
- Sauf toi, Miss Evans, tu peux le laisser ici si tu préfères, plaisante-t-il d'ailleurs.
Ce n'est pas méchant, c'est même une blague facile, mais ça suffit pourtant à me déprimer encore plus. À moins que ce ne soit la météo qui me chagrine. Ou encore James.
James.
À croire que toutes mes pensées dérivent à chaque fois vers lui. Alors que je ne l'ai vu qu'une fois, le soir de l'enterrement de vie de jeune fille de Giulia. D'ailleurs, c'est peut-être ça le problème : je ne l'ai vu qu'une seule fois alors que j'espère encore le revoir. Il y a pourtant peu de chances que cela arrive dans une ville aussi grande que Florence. Mais allez faire comprendre ça à mon cerveau qui bloque dessus sans raison. Parce qu'entre nous, c'est ridicule de penser sans cesse à un garçon avec qui on a échangé  deux minuscules phrases, non ?Ouais, c'est ridicule.
- Audrey ?
Giulia me gratifie d'un coup de coude qui me fait instantanément revenir sur terre.
— Merci chef, mais je vais l'emporter. Si je devais avoir des invités surprise ce soir.
Je ponctue ma phrase d'un petit clin d'œil mais le chef n'est pas dupe.
Comme le reste du petit groupe, je ramasse ensuite mes affaires, me dirige vers la porte.
- Audrey ?
- Oui chef ?
Giulia m'adresse un sourire encourageant avant de demander :
- On t'attend dans la cour ?
- D'accord.
Je fais quelques pas en arrière, rejoins mon professeur.
- Assieds-toi si tu veux, me propose-t-il en désignant une chaise.
J'obéis, pose mon tiramisu sur mes genoux comme si cela allait suffire à le faire oublier.
- Un problème ? je demande d'une hésitante.
- Non, rassure-toi. (Il me fixe quelques secondes avant de reprendre.) Audrey... Tu sais que je donne des leçons particulières le vendredi, après le cours.
J'acquiesce d'un signe de tête, murmure un petit "oui" tandis qu'il poursuit :
- L'objectif de notre école est un taux de réussite de 100%. Alors bien sûr, il n'y a aucune obligation, mais... j'ai pensé qu'une ou deux séances pourraient t'être utiles.
Certains diraient que c'est une façon plus ou moins élégante de me signifier -ou plutôt de me rappeler- que je ne suis certainement pas promise à un avenir brillant dans la pâtisserie.
Aussi je me contente de fixer mes mains agrippées autour de mon plat comme s'il s'agissait d'un trésor et non pas d'un désastre.
Je crois que c'est la première fois que je me sens aussi nulle. La première fois, surtout, que je rate tout ce que j'entreprends.
- Audrey, la pâtisserie est quelque chose de difficile. Il n'y a pas que la recette qui compte, je suis bien placé pour le savoir. Il y a surtout de la technique, des gestes à maîtriser. Sur ce point, je peux t'aider.
- Je n'sais pas, je réponds du bout des lèvres.
Pour être franche, je ne suis pas encore prête à accepter le fait de ne pas être à la hauteur.
Avant de venir ici, je m'étais imaginée que cette formation serait juste une façon comme une autre de mieux connaître le pays qui m'accueille et d'apprendre sa langue. En réalité, c'est bien davantage : ce stage, c'est une occasion unique de me découvrir. De faire ce que j'aime vraiment. Alors prendre conscience que je n'y arrive pas, c'est plus difficile que je ne le pensais.
En plus de ça, je n'ai aucune envie que cette passion devienne une contrainte. Une pression supplémentaire que je m'inflige alors que je suis justement venue ici pour m'affranchir de tout ce qui me pesais dans ma vie d'avant.
- Je peux vous donner ma réponse la semaine prochaine ?
Le chef m'adresse un sourire indulgent :
- Bien sûr.
- Alors ? Qu'est-ce qu'il te voulait ? demande Sara lorsque j'arrive en bas.
- Me parler d'un cours optionnel, j'élude.
- Bon, on va le boire ce verre ? s'impatiente Garrett, l'un des deux seuls garçons de notre classe.
- Et qu'est-ce qu'on fait de ça ? je demande en regardant tour à tour nos desserts.
À côté de moi, Giulia ne peut s'empêcher de rire :
- Pour le mien je sais. Pour le tien par contre, je ne suis pas certaine que ça vaille le coup de se creuser la tête.
En général, j'aime beaucoup Giulia. Et je ne m'étais donc pas trompée en supposant que nous deviendrons amies. Mais à la fin de cette journée, sa remarque sur mes prouesses culinaires est la petite pique de trop. La blague un peu lourde qui finit de me faire passer l'envie de sortir.
- Ma mère attend mon appel.
- Tu nous rejoins tout à l'heure alors ? Au Medici ?
Je confirme d'un sourire de façade mais je sais déjà que je n'irai pas. La preuve : quand notre petit groupe se disperse, je me dirige vers chez moi en faisant d'abord un crochet par le traiteur libanais à l'angle de la rue.

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