Est-ce pour ça que je me suis prise ? Un Saint-Bernard ? Alors que James vient de refermer la porte derrière lui, je dois convenir qu'il a peut-être raison. Hier déjà, et ce matin encore, il m'a pourtant expliqué qu'il ne voulait pas aborder certains sujets avec moi. Bien sûr, ça ne m'a pas empêché d'insister. Comme si j'allais faire disparaître ses démons d'un simple claquement de doigts. Comme si...
Je me dirige vers le meuble télé, en sors un album écorné. Elle est là, sur la photo de couverture, un sourire insolent au bord des lèvres. Alessia. Ma meilleure amie.
Une à une, je me mets à tourner ces pages que j'ai fini par connaître par cœur en me demandant, une nouvelle fois, si j'aurais pu la sauver.
- Alessia...
Une larme s'écrase sur la pochette plastique qui contient une photo de nous deux sur un pédalo. Quinze ans. Nous avions quinze ans. Et c'était la première fois que je partais en vacances sans mes parents, mais avec les siens. Je me souviens de ces vacances comme si elles avaient eu lieu hier.
Parce que trois mois plus tard, Alessia avait disparu. Parce qu'un garçon avec qui elle était sorti au printemps précédent n'arrêtait pas de la traîner dans la boue, elle avait préféré en finir en se tirant une balle dans la poitrine avec le revolver de son père. Alors qu'elle avait la vie devant elle. Et des amis vers qui elle aurait pu se tourner. Mais elle avait préféré affronter ça seule.
Souvent je me dis que j'aurais dû insister davantage. Quand elle arborait ce regard triste tout en me disant que tout allait bien. Ou quand elle pleurait en silence alors qu'elle dormait à la maison. Oui, j'aurais dû. Mais je ne l'ai pas fait. Et j'aurais toujours ces remords, quoi qu'il arrive.***
Le reste des élèves range ses affaires, prêt à partir en week-end. Giulia m'embrasse tandis que les autres stagiaires m'adressent un signe de la main, avant de sortir de la salle.
Malgré ma fierté, j'ai fini par accepter la suggestion du chef : deux séances particulières, deux vendredis de suite.
- Qu'est-ce que tu as prévu ce soir ? attaque Roméo.
Après le cours de la semaine passée, il m'a proposé de l'appeler par son prénom.
- Semifreddo allé fragole ?
Il se met à rire :
- Tu sais que tu as un accent épouvantable ?
- Je pourrais en dire autant de ton anglais, je m'esclaffe à mon tour.
Il hausse les épaules avant de se diriger vers le garde-manger où je le suis.
- Crème fraîche. Œufs. Vanille. Sucre glace. Et bien sûr, fraises, récite-t-il. Fraises qui ne sont pas de saison...
- Oui chef.
Il se retourne, m'adresse un sourire complice avant d'attraper un plateau de fruits bien rouges.
- Pour autant, je dois convenir qu'elles sont délicieuses. Tiens.
Je tends la main et il en dépose une dans ma paume. Même si comme il le dit, elle n'est pas de saison, elle est excellent.
- Mmm.
- Et maintenant, au boulot.
Pendant l'heure qui suit, je m'applique à suivre à la lettre ses recommandations. Meringue italienne, coulis... Tout y passe. Et au final, la préparation que je glisse dans le congélateur me satisfait davantage que toutes celles que j'ai préparées auparavant.
- Reste à savoir si ce sera aussi bon que beau, plaisante Roméo.
Mais en me voyant grimacer, il tente aussitôt de me rassurer :
- Ça va être parfait.
- J'espère.
- Est-ce que ça te dirait d'aller boire un verre pour fêter ça ?
Je décline à regret, parce que le soleil est déjà en train de se coucher et que je n'ai aucune envie de rentrer seule à la nuit tombée.
- À lundi alors. Oh, et si tu arrives tôt, on pourra regarder ce que ça a donné.
- OK super.
Chaque jour, quand je sors de chez moi, je me dis que j'adore Florence. Ses ruelles, ses anciens palais, son architecture. Cette ville est l'opposée de Long Beach qui, à côté, est sans histoire.
- Excusez-moi ? C'est à vous ?
Je me retourne vers la jeune femme qui vient de m'interpeller, quelques pas derrière moi. Elle me tend ce qui ressemble à une écharpe à franges.
- Tenez.
- Désolée, ce n'est pas à moi.
- Elle est tombée de votre sac, insiste-t-elle.
Un instant, je me demande si ce vêtement pourrait appartenir à Roméo. Mais je ne vois pas comment il aurait pu atterrir là.
- Vous faites erreur.
La jeune femme fait un pas vers moi et ne saurait dire quoi, mais quelque chose, dans son attitude, me met mal à l'aise.
- Désolée mais ce n'est pas à moi, je répète plus fort.
Et je continue mon chemin, en accélérant le pas. Je ne suis plus qu'à une centaine de mètres de chez moi.
- Hey !
Je me sens tomber sur les pavés, sans pouvoir empêcher ma chute.
- Ça va pas ! Arrêtez ! je crie alors qu'elle agrippe mon sac, tire dessus au point que je sens les coutures des anses me brûler la peau.
- Lâche ça, putain.
Je finis par faire ce qu'elle me dit parce que ses coups de pieds ont raison de moi. Et que je ne veux pas terminer à l'hôpital juste pour un sac à main.
- Audrey ? Audrey !
Je cligne des yeux, tourne la tête. Mais je ne vois rien, à cause des réverbères au-dessus de lui. James.
- Audrey ? Est-ce que ça va ?
Je marmonne une espèce de "oui" à peine audible tandis qu'il m'aide à me relever.
- Tu peux marcher ?
- Je crois.
Mais je n'ai pas fait trois pas, qu'il me soulève, m'emporte jusque chez moi. Enfin jusque chez lui, parce qu'une nouvelle fois, je n'ai plus de clés.
- Tu devrais penser à laisser un double ici, plaisante-t-il après m'avoir déposée sur le canapé.
- Ouais, je grogne.
En réalité, étant donné la façon dont notre dernière discussion s'est terminée, je m'imagine mal solliciter quoi que ce soit de sa part.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Un vol de sac à main, je grimace comme si ce n'était pas évident.
- Tu la connaissais ?
Hein ?
- Bien sûr que non.
- C'est la première fois que tu la vois, tu en es certaine ?
Je roule des yeux : bien sûr que j'en certaine.
- Tu sais quoi, je vais appel...
Mais je m'arrête net dans ma phrase parce que je n'ai plus de téléphone non plus.
- Tu veux que je téléphone à un serrurier ?
- S'il te plaît. Qu'il change le barillet.
- D'accord.
Il part s'isoler dans la cuisine, en revient deux minutes plus tard :
- Il sera là dans une demi-heure.
J'avoue être soulagée de ne pas avoir à attendre ici toute la soirée.
- Merci pour tout, dis-je en me levant.
- Qu'est-ce que tu fais ?
Il semble réellement surpris que j'envisage de partir.
- Je vais attendre en bas.
- Tu peux...
- C'est gentil mais je préfère attendre en bas, je le coupe. Moi non plus, je n'ai pas besoin d'un Saint-Bernard, j'ajoute.
C'est nul de lui renvoyer ses propres mots à la figure, je sais. Mais je ne peux pas m'en empêcher.
Je me dirige ensuite vers l'entrée, ouvre la porte... que James referme d'un geste brusque.
Je fais volte-face, le fusille du regard.
- Tu es belle quand tu es en colère, chuchote-t-il avant d'attraper une mèche de mes cheveux qu'il enroule autour de ses doigts.
- Qu'est-ce que tu fais ? je bredouille.
Mais il ne répond pas à ma question. Au lieu de ça, il colle son front contre le mien, soupire :
- Je n'ai pas le droit...
- Pas le droit de quoi ? je demande d'une voix hésitante.
- De t'embrasser...
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Protection rapprochée
RomanceAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...