- Trois vodka, s'il te plaît.
Je baisse les yeux vers ma bière en entendant Audrey commander une nouvelle tournée. S'il s'agissait de ma sœur, je crois que je l'aurais déjà ramenée à la maison.
Mais je suis enfant unique.
Et pour ce qui concerne ma voisine, je dois me contenter de regarder. De la regarder se mettre minable avec ses copines. Tandis que le barman prépare ses boissons, elle dépose un billet de vingt Euros sur la caisse et échanges quelques mots avec lui. Mais dès qu'il a fini, elle ramasse fissa ses shots, s'éloigne en riant. C'est la première fois que je l'entends rire. Et même si en général je n'aime pas beaucoup les filles ivres, ce rire-là m'atteint de plein fouet. Parce qu'il ressemble à celui de Lucille.
Lucille.
Incapable de faire autrement, je suis Audrey du regard alors qu'elle slalomme entre les tabourets et les groupes de fêtards, ses mains en l'air pour protéger ses précieux shots. Dans ma tête, c'est comme si son image et celle de mon ancienne collègue se superposaient.
- Vous la connaissez ? demande le barman en attrapant la chope vide devant moi. Je vous en sers une autre ?
- Nan merci.
Il hausse les épaules, dépose mon verre dans l'évier avant de répéter :
- "Nan merci" vous ne voulez pas la connaître ?
Je lui adresse un sourire poli avant de corriger :
- Nan merci, je ne veux pas d'autre bière. Et pour répondre à votre première question, la réponse est non également : je ne connais pas cette fille.
Mon vis-à-vis s'empare d'une bouteille de tequila, continue de préparer ses commandes tout en parlant :
- Mais comme tous les mecs ici, vous voudriez la connaître. Je me trompe ? Giulia dit qu'ils ont tous son nom au coin des lèvres.
- Giulia ? je demande, en évitant de réfléchir au reste de sa phrase.
- Ouais, la jolie brune à sa gauche. (Je me retourne vers la table qu'il désigne du menton, jusqu'à identifier la dénommée Giulia.) Ma fiancée, ajoute-t-il avec un sourire affectueux.
Un sourire que je me suis promis de ne jamais plus avoir pour une fille. Non pas que je ne croie pas en l'amour. C'est même le contraire. C'est juste que je refuse de donner mon cœur à quelqu'un qui pourrait détruire ce qu'il en reste.
- Félicitations, je m'entends lui dire.
Pas besoin d'être devin pour savoir que ces fiançailles-là sont récentes. Non, pour ça, il suffit de voir la façon dont il regarde cette fille et dont il murmure son prénom. Avec un mélange d'admiration et de tendresse.
- Merci.
- Matteo !
Je sursaute parce qu'une fille derrière moi vient de m'exploser les tympans en criant.
- Hé ! Qu'est-ce que..., je commence en me tournant vers elle.
Mais je m'interromps aussitôt en prenant conscience de qui il s'agit. Audrey.
- Je suis désolée, je ne voulais pas vous effrayer, s'excuse-t-elle. Hé, mais attendez, vous êtes américain ?
Merde.
Je ferme brièvement les yeux. Ça, ce n'était absolument pas au programme. Non, le plan, c'était que je la surveille de loin pendant les quelques mois que doit durer ma mission ici. Le plan, ce n'était pas qu'elle m'adresse la parole. Ni qu'elle se souvienne ensuite de moi comme du seul américain du bar.
- D'où est-ce que vous venez ? demande-t-elle.
- Colorado, je réponds en me reprenant.
À ce stade-là, je me dis que même si ce n'est pas le plan, il est impossible pour elle de faire le lien entre son père et moi. Sauf si je fais tout foirer.
- Californie ! répond-elle en pointant son index vers sa poitrine.
Enfin... "répondre" n'est pas le mot adéquat, étant donné que je ne lui ai pas posé la question. D'ailleurs, si je ne la lui ai pas posée, c'est pour deux raisons toutes simples : la première, parce que je connais déjà la réponse ; la seconde parce que je n'ai pas envie d'engager la conversation avec elle. Mais sur ce dernier point, il semble que nous ne soyons pas sur la même longueur d'onde... C'est même certain, je songe, alors qu'Audrey se penche vers moi, crie dans mon oreille :
- Je. M'appelle. Audrey.
Elle se recule ensuite, m'adresse un sourire éblouissant. Un sourire qui me donnerait presque envie d'envoyer mes résolutions aux orties. Presque.
- James, je réponds à contre-cœur, en me souvenant pourquoi je suis là.
Face à moi, son sourire disparait aussi vite qu'il était apparu.
- Désolée, je vous embête.
- Non pas du tout, je mens alors qu'elle se tourne déjà vers Matteo et tente de masquer son embarras.
Elle ne m'écoute déjà plus — et c'est ma faute — mais ça ne m'empêche pas de murmurer que je sais exactement ce que cela fait de pouvoir parler avec un compatriote quand on est loin de chez soi.
Je le sais parce que là-bas -en Irak je veux dire- après l'attaque, j'aurais pu pleurer de soulagement rien qu'en entendant la voix de mon supérieur au téléphone. Pourtant, il était à onze mille kilomètres de moi.
Ça peut sembler futile mais à ce moment-là, le seul fait de l'entendre me parler dans ma langue maternelle, alors que c'était le chaos autour de moi, à été ma bouée de sauvetage.
- Audrey ? je chuchote sans trop savoir si je veux ou non qu'elle m'entende.
Dans le brouhaha ambiant, je sais que c'est impossible. La preuve : ma voisine se penche sur le bar, fait signe au fiancé de Giulia de lui préparer deux verres supplémentaires.
- Serena et son amie viennent d'arriver.
- Et elles ont soif ? plaisante-t-il en lui tendant un premier verre.
- Ouais.
À cet instant, Audrey est tellement proche de moi que je peux sentir son parfum. Son parfum, mais aussi sa poitrine pressée contre mon épaule.
- Juste... Allez-y doucement avec Lia, elle n'a pas l'habitude de boire autant, l'avertit Matteo en lui donnant le reste de sa commande.
- Moi non plus, rit Audrey. Oh, et ajoute ces verres sur ma note.
Elle disparaît ensuite tellement vite dans la foule massée sur la piste de danse improvisée que je me demande si je n'ai pas rêvé. Mais non : elle réapparaît de l'autre côté de la salle, embrasse ses amies avant de trinquer. Puis, comme si elle avait senti mon regard peser sur elle, se pivote vers ici et son sourire s'élargit. Du bout des doigts, elle m'adresse un baiser volant avant de se mettre à rire puis à danser, sans jamais me quitter des yeux.
Petite sorcière.
Elle ondule des hanches, bouge en rythme sur une chanson de Shakira. À son sourire, je sais qu'elle ne danse pour moi. Mon entrejambe aussi le sais. Alors, avant de faire une bêtise, je fais la seule chose envisageable : je me lève, quitte le bar. Sans un regard en arrière parce que je crois que je suis déjà suffisamment dans le pétrin.***
Je ferme la porte de mon appartement, ôte mes chaussures avant de m'effondrer sur le canapé. 23 h 30. Sur la table basse, mon portable vibre tandis que le nom de mon meilleur ami s'affiche sur l'écran.
- Marshall.
- Sérieux James, quand est-ce que tu comprendras que les civils ne se présentent pas par leur nom de famille ?
- Salut Liam.
Je me lève, marche jusque dans la cuisine. Là, j'ouvre un placard, attrape un paquet de crackers avant de me diriger vers le frigo d'où je sors une bouteille d'eau pétillante.
- Tu sais quelle heure il est ici ? je demande en déposant le tout sur le plan de travail.
- Je suppose le milieu de la nuit, si tu me poses la question.
- Presque minuit.
- Ma mère dit toujours que si tu n'éteins pas ton téléphone tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, me fait remarquer Liam.
- J'adore ta mère mais...
- Je ne t'appelles pas pour parler d'elle.
À sa voix, je devine qu'il y a un sujet bien plus important qui le préoccupe.
- D'accord. Assez parlé de Monica. Qu'est-ce qui se passe ?
Je l'imagine de l'autre côté de la ligne, en train de faire les cents pas devant la machine à café de la boutique et ça me fait sourire.
- Liam ?
- J'ai décidé de vendre.
Oh.
- Eh bien... Félicitations.
J'essaye de paraître enjoué même si je pense vraiment que c'est une belle connerie.
- Merci.
- Comment ont réagi tes parents ? je ne peux m'empêcher de demander.
Et je l'entends soupirer.
- Mon père dit que je dois faire ce que je pense être le mieux. Ma mère, elle, pleure parce que c'est de sa boutique qu'il s'agit. "J'y ai passé trente ans de ma vie et vous y avez grandi, Travis et toi".
Je grimace en imaginant le tableau. Aussi adorable qu'est sa mère, elle semble tout aussi redoutable pour culpabiliser mon ami.
- On peut parler de ma grand-mère si tu préfère, je tente. Tu te souviens de ce qu'elle m'a dit avant mon engagement ?
- Qu'elle viendrait bientôt pleurer sur ta tombe ? Ouais, je me souviens. (Il marque une pause.) James ?
- Ouais ?
- Dis-moi que je ne fais pas une énorme connerie ?
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Protection rapprochée
RomanceAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...