En deux semaines, j'ai déjà eu le temps de découvrir que la vie d'Audrey était réglée comme du papier à musique. Les mardis et vendredis, par exemple, elle se rend à pied à son stage de pâtisserie. Alors que les mercredis et jeudis, elle alterne balade, expo ou cinéma.
Quant aux autres jours, elle reste tranquillement chez elle. À écouter de la musique. Je le sais parce que je perçois certaines chansons jusque chez moi, tellement la cloison qui nous sépare est fine.
Parfois, j'en viens à me demander pourquoi son père a fait appel à moi. Parce qu'il est clair que la vie d'Audrey Evans ne présente aucun risque. Aucun imprévu non plus.
Sauf peut-être ce soir.
J'entends la baie vitrée de son appartement coulisser et aussitôt je me lève, m'approche de la fenêtre. Juste à temps pour la voir sortir, habillée d'une jolie robe courte et d'escarpins vernis. Elle s'approche de la balustrade, hésite, regarde même autour d'elle avant de se pencher en avant. Eh merde. Un instant j'ai peur qu'elle ne fasse une bêtise. Je crois même enfin comprendre pourquoi le sénateur m'a engagé : pour la protéger d'elle-même. Et pourtant, je demeure figé, incapable de bouger alors que mon cœur, lui, s'emballe. Comme à Bagdad ce jour-là.
Et puis... Et puis elle lève le bras. Adresse un signe de la main à quelqu'un qui doit être juste en-dessous, sur la place. Mon cœur n'explose pas. Au contraire, il ralentit sa course folle tandis que j'exhale un long soupir. Je m'appuie alors contre le mur, ferme les yeux pour me calmer. Et quand la tempête s'apaise enfin et que je regarde à nouveau dehors, Audrey est toujours là, dans sa petite robe noire. Une robe qui met joliment en valeur ses fesses et la cambrure de son dos.
Fasciné, je reste là, à la regarder. Alors que je devrais plutôt songer à me changer pour la suivre car il est clair qu'elle va filer. Je l'écoute lancer quelques mots en italien avant de se mettre à rire et de rentrer en vitesse. D'une seconde à l'autre, je m'attends à l'entendre claquer la porte de son appartement et dévaler les escaliers. Mais rien. Ou plutôt si : la sonnette de chez elle résonne. Puis j'entends une voix. Masculine.
Et toutes les pièces du puzzle se mettent en ordre dans ma tête : je devine qu'elle s'est habillée pour lui. Luca. Son "amour italien" comme m'a dit son père, le jour où nous nous sommes rencontrés. Le garçon avec qui elle est allée boire un café avant-hier.
Mes pensées dérivent ensuite vers la cloison qui nous sépare ; une cloison aussi fine que du papier de verre. Un instant, je songe à m'habiller et à sortir pour ne pas entendre leurs ébats cette nuit, juste de l'autre côté du mur.
Et puis je l'entends, elle. Une autre fille. Je m'approche de la porte qui donne sur le palier, regarde par le judas. Luca - et c'est bien de lui qu'il s'agit, je reconnais son manteau - tient la main de cette autre fille dans la sienne.
- Audrey, voici Ornella. Je voulais te la prés...
Je n'entends plus la suite, mon attention focalisée sur le visage d'Audrey. Bien qu'elle tente de le cacher, elle a l'air bouleversée.
Je ne sais pas si l'autre abruti ne le voit pas ou plutôt s'il fait semblant de ne pas le voir, mais ses yeux sont brillants de larmes contenues. Pourtant, elle affiche un sourire. Un sourire de façade.
- J'allais sortir, je l'entends dire. Je suis désolée Luca.
— Mais je croyais...
Elle secoue la tête :
— Une autre fois peut-être, d'accord ?
— D'accord.
Il n'insiste pas davantage alors qu'elle referme la porte.
J'aurais pu parier qu'Audrey ne sortirait pas. Qu'il ne s'agissait que d'une excuse. Mais entre nous, j'aurais préféré qu'elle sorte vraiment. Ça m'aurait empêché de l'entendre sangloter une bonne partie de la nuit. De l'entendre se moucher bruyamment avec en fond sonore la télévision.
Car même si je ne la connais pas, enfin pas réellement, j'ai de la peine pour elle. Elle est venue exprès pour lui alors que cet abruti ne trouve rien d'autre à faire que lui présenter sa nouvelle petite amie.***
J'ai peut-être parlé trop vite, en sous-entendant que la vie d'Audrey était prévisible. Parce qu'il aura suffit que ce type, ce Luca, vienne la voir accompagné pour que ma voisine se décide à enfin sortir.
Finies désormais, les soirées toute seule à la maison. Non, après trois jours où elle est resté cloîtrée dans son appartement, cela fait maintenant une semaine qu'Audrey écume les bars et boîtes branchés de la ville avec un groupe de copines. Mais je sais déjà que ça ne durera pas. Je le sais parce que moi aussi, j'étais comme elle au retour de ma dernière mission : j'ai essayé de me mettre la tête à l'envers pour oublier la réalité. Cette réalité qui finit pourtant par nous rattraper, un jour ou l'autre.
- Comment va Audrey ?
Je grimace lorsque le sénateur répète sa question.
- Elle s'est fait des amis, je commence.
- Alors tout va bien ?
- Mmm. Je crois aussi qu'elle a rompu.
Je déteste jouer les commères. Ça me rappelle certaines femmes d'Aspen qui, quand j'étais petit, passaient leur temps à s'épier les unes les autres... avant de s'asseoir ensemble, au premier rang de l'église le dimanche matin.
- Comment va-t-elle ?
Je voudrais lui dire de ne pas s'inquiéter. Mais le fait est que j'ai juré d'être honnête avec lui.
- Pas terrible. Vous devriez peut-être l'appeler.
- D'accord. (Il s'interrompt, hésite.) Écoutez James... Je sais que ce n'était pas prévu, mais j'aimerais vous demander une faveur.
Je ferme les yeux. Parce que je sais exactement ce qu'il va dire.
- Sénateur... Avec tout le respect que je vous dois, je ne peux pas faire ça.
- Juste un verre. Invitez-la seulement à boire un verre. Pour lui changer un peu les idées.
Je secoue la tête :
- Je suis désolé. Je vous ai dit dès le départ que je n'étais pas la bonne personne pour réparer les cœurs brisés. Et encore moins pour jouer les baby-sitters.
Oui, dès le départ je lui ai dit de ne rien attendre de plus qu'une surveillance rapprochée de sa fille.***
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Protection rapprochée
عاطفيةAudrey "La fille de". Voilà à quoi se résume ma vie depuis 21 ans. Et voilà pourquoi j'ai décidé de m'accorder six mois en Europe, le temps de faire le point sur cette existence que je subis, à défaut de la vivre. James DSS. Trois lettres que je vou...