prologue

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Gare centrale de Francfort-sur-le-Main.

Mai 1945.


HITLER MORT.


LA FAMILLE GOEBBELS DÉCIMÉE.


CAPITULATION DE L'ALLEMAGNE.


FIN DE LA GUERRE EN EUROPE.



         C'étaient là tous les grands titres — très grands titres — de journaux que Louis Teller, 21 ans, avait pu lire ces derniers jours. Il était déconcertant de voir que de simples phrases nominales avaient pu apporter un soulagement longtemps attendu, presque euphorique, à un peuple désespéré. Cinq ans et six millions de petites erreurs plus tard, tout était enfin terminé.
      Le train en direction de Berlin venait tout juste de s'arrêter sur les rails et les portes étaient ouvertes. Les voyageurs se ruèrent sur le quai, des femmes tenaient la main de leurs enfants, des hommes ayant l'air pressé faisaient la file devant les guichets. Ne pouvant se concentrer sur la lecture d'un article à cause du bruit des moteurs à vapeur et des conversations des gens, Louis rabaissa son journal qu'il déposa sur ses genoux. Il avait toujours trouvé fascinant les étrangers dans les gares. Du petit garçon qui pleure son père jusqu'au vieil homme au visage déformé en passant par les contrôleurs débordés et les ex-soldats.
     Lui, avait tout son temps. Il rentrait enfin à la maison. Là, il reverrait sa mère et ses quatre sœurs. Son père, un homme à la gâchette facile, s'était suicidé au début du mois de mai, quand la victoire du pays avait commencé à être de moins en moins vraisemblable. Louis n'en avait pas été particulièrement attristé, mais mœurs obligent, il se devait de retourner chez sa famille, histoire de les accompagner dans leur deuil, de le commémorer comme il se devait, pour faire bonne figure. Il n'avait pas remis le pied à Berlin depuis de longues années et il appréhendait quelque peu son retour. Il craignait même qu'on ne le reconnaisse plus, étant donné qu'il s'était laissé pousser la barbe pendant deux mois.
     Il prit son journal et sa valise avec lui, monta à bord, puis descendit l'étroite allée jusqu'au compartiment qui lui avait été assigné. Il se poussa sur le côté pour laisser passer deux jeunes garçons qui couraient avec leurs bras écartés comme pour imiter un avion. Ils lui rappelèrent amèrement son enfance et la manière dont il jouait avec son meilleur ami. Il ferma les yeux un instant et s'en voulut de s'être remémoré de pareils souvenirs alors que la plaie n'était pas encore refermée — il doutait fort qu'elle puisse guérir un jour.

      Perdre Harry avait été l'une des pires, sinon la pire tragédie qui ne lui soit jamais arrivée.

      Il ouvrit la porte du compartiment tout en vérifiant deux fois si le numéro en haut de la porte correspondait à celui sur son billet. Un homme était déjà assis et dormait, la tempe appuyée contre la vitre. Louis supposa qu'il venait de loin et qu'il était monté plusieurs stations auparavant. Il plaça sa valise sur l'étagère qui lui était destinée puis s'assit du même côté que l'homme, laissant au moins un mètre de distance entre eux. Il ne lui prêta pas davantage attention et ouvrit son journal avec un bruit sec.
     Le train siffla, annonçant le départ imminent, et Louis n'avait toujours pas réussi à lire une seule ligne en la comprenant. Les mots n'avaient pas de sens. Ils n'étaient plus que des amas de lettres et de trémas et de ponctuation forte et sa tête était ailleurs. Il referma le journal et soupira doucement, posant sa tempe contre le mur. Dormir n'était pas une si mauvaise idée.
     Sauf que dormir lui permit de revoir, tel un film, toute l'histoire de sa vie.
     Et il s'endormit ainsi, bercé par les bruits ambiants du train sur les rails.

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