Chapitre 1

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Je touille mollement mon café, les yeux perdus sur le salon désert. Je crois qu'en fait, j'ai besoin de me réveiller autrement qu'avec ça. Je n'ai pas soif, je me demande même pourquoi j'ai fait couler ce café qui refroidit lentement. Je laisse ma tasse de côté et monte dans ma chambre me préparer. Je fais ça silencieusement afin de ne pas réveiller Suzanne qui est encore profondément endormi. J'attrape mes affaires de sport et sors pour rejoindre la salle de bain où je m'habille. Il fait frais ce matin, et humide en plus. Je m'enroule le bas du visage dans une écharpe, remonte la fermeture de mon blouson jusqu'en haut et lace mes tennis. Je récupère mon portable, mes écouteurs, mes clés de voiture, direction la forêt.

Je commence par des étirements, mes écouteurs enfoncés dans mes oreilles. Je lance une playlist au hasard sur Spotify. Les Rolling Stones s'élèvent alors que je prends le chemin en terre couvert de feuilles mortes. J'avance par de petites foulées en respirant profondément, les bras en harmonie avec mes enjambées. J'avance à un bon rythme, noyé dans la musique. Il n'y a personne ici, je suis tranquille. Je regarde la nature autour de moi qui est en train de faner de plus en plus. L'automne fait des ravages... Mais également des merveilles. Certains feuillages se dégradent du vert au orange de bas en haut, ça donne l'impression que le feu prend progressivement. J'évite des branches mortes sur le chemin alors que je longe un champ empli d'herbes hautes. Au milieu, quatre chevaux se régalent et m'ignorent totalement, imperturbables pendant leur repas.

Je poursuis ma course en marmonnant parfois quelques paroles. J'arrive sur les bords d'une réserve d'eau artificielle, sans doute là pour récupérer les écoulements lorsqu'il pleut. Elle est en contrebas, couverte d'algues vertes sombres et brunâtres. Je m'arrête pour reprendre mon souffle et jette un œil à mon portable dans ma poche. Cela fait une demi-heure que je cours. Il est temps de retourner à la voiture. Mais je prends encore un peu de temps ici, au milieu de nulle part, seul. Je retire un de mes écouteurs pour écouter la nature et ses bruissements. Le vent dans les feuilles, les branchages qui s'entrechoquent, les glands qui tombent... C'est répétitif et nouveau à la fois.

Je reprends ma course en sens inverse. La musique dans les oreilles, je reviens sur mes pas, le dos droit, le torse bombé. Je prends garde à ma respiration pour ne pas finir essoufflé en moins de deux. Je m'éloigne de la réserve d'eau, je regarde au loin. Le ciel est gris, on dirait presque qu'il pourrait neiger s'il faisait plus frais. J'ai le bout du nez tout froid avec ce temps maussade, mon écharpe n'est pas suffisante. Je la remonte maladroitement tout en continuant ma course. Je repasse devant le pré avec les chevaux qui n'ont quasiment pas bougé de leur place. Morfales. Je les regarde piocher dans l'herbe grasse.

Je me stoppe net. Je respire bruyamment, je l'entends malgré la musique qui vient de me couper dans mon élan. Je gonfle mon torse en inspirant comme si je manquais d'air. Ce qui est plus ou moins le cas. J'écoute cette voix que je connais par cœur et que je n'ai pas entendu depuis des lustres. Je sors mon téléphone de ma poche afin de changer de chanson mais je bloque devant l'écran, le pouce en suspens au-dessus de la touche « suivant » qui me nargue. J'ai presque l'impression de l'entendre me dire d'appuyer si j'ose. Mais je n'ose pas. Je fixe bêtement l'image de la pochette avec nos gueules dessus. Le titre défile en-dessous, je le relis à l'infini. Wir Streben Niemals Aus. Je grimace sans parvenir à passer à la chanson suivante, j'attends juste que cela se termine en écoutant cette voix qui a dû changer depuis le temps. Je serais curieux de voir si elle est devenue beaucoup plus grave ou pas. Je crois que Bill n'est pas fait pour avoir une voix bourrée de testostérone, ça n'irait pas avec sa gueule d'enfant. Je suis sûr que même à soixante balais, il aura une brouille de gosse prêt à toutes les conneries. C'est aussi amusant que désespérant, comme s'il n'allait jamais grandir, qu'il était bloqué dans le temps.

La chanson se termine enfin, la dernière phrase résonne encore dans mes oreilles. Quelque chose comme nous ne s'effacera jamais... Tu parles ! Il devait être bourré le jour où il a écrit ça... Ou trop confiant. Ça a toujours été un de ses défauts. Il a trop confiance en lui. Ça aide parfois mais cette fois-ci, il s'est emballé. C'est grâce à ça qu'on a été Tokio Hotel... Et c'est à cause de ça qu'on ne l'est plus. Autodestruction totale.

Je grommelle en ajustant mon écharpe. Je reprends ma course mais avec moins d'entrain. Même si la chanson a changé et est complètement différente, je ne suis plus dans le truc. Plus du tout. Je peine même à rejoindre la voiture. Je ne fais même pas mes étirements, je rentre directement chez moi et me réfugie dans la salle de bain, sous la douche brûlante. J'en profite d'interminables minutes, à tel point que j'entends frapper contre la porte. Je sors enfin et m'enroule dans une serviette bien chaude. J'entrouvre à Suzanne qui vient poser un instant ses lèvres sur les miennes.

«Tout va bien ? Me demande-t-elle comme chaque matin.

- Ouais.

- Tu as fait une bonne course ?

- Hum, hum. Qu'est-ce que tu voulais ? L'interrogé-je pour ne pas lui laisser le temps de poser une nouvelle question.

- Savoir si tout allait bien. Ça fait un quart d'heure que j'entends l'eau couler. Est-ce qu'il y a un problème ?

- Non, non, ça va. Je réfléchissais, c'est tout.

- À quoi ?

- Ce n'est pas important. »

À sa tête, je devine qu'elle n'y croit qu'à moitié. Mais je bénis le fait qu'elle n'insiste pas. Je la contourne et m'enferme dans la chambre pour m'habiller. Je la rejoins ensuite dans la cuisine. Ma tasse de café est toujours posée là. Il est devenu vraiment froid maintenant. Je le passe en vitesse au micro-onde, même si ça donne un goût dégueulasse, et m'affale dans le canapé pour le boire. À côté de moi, Suzanne est la tête dans un classeur rouge, à tourner les pages et à parcourir les lignes du bout d'un stylo. Parfois, elle fronce les sourcils. Je ne me demande même pas ce qui la met dans cet état, je m'en fous un peu. Je reste bloqué sur cette chanson que j'ai écoutée malgré moi. Quelque chose me dérange et m'attire en même temps.

Je bois ma tasse cul-sec avant de monter dans ma chambre où je m'enferme. Devant mon ordinateur portable, mes écouteurs dans les oreilles, je parcours les dossiers avec nos chansons. C'est plus fort que moi, je clique sur le premier album et écoute ces trucs qui ont tant vieilli. Mon Dieu, on ne pourrait jamais rejouer un truc pareil. J'ai parfois du mal à croire que ces chansons nous aient apporté la célébrité, c'est tellement... Immature. Pour aujourd'hui en tout cas. À l'époque, j'imagine qu'on était clairement dans l'air du temps... Peut-être même un peu en avance sur les autres ados qui s'essayaient à la musique. Des fois, j'aimerais comprendre pourquoi nous, ça a marché.

Je crois que la journée commence mal. Je suis un peu perdu dans le passé. Peut-être que je devrais appeler un pote pour me remonter le moral et passer à autre chose.


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When life was easyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant